Chapitre 3 : Vengeance (Le Bateleur)

Il se réveilla en sueur, suffoquant. Il avait dû s'effondrer de fatigue alors qu'il tentait de dessiner, assis à sa table de travail. Il était inutile de contempler les dessins à la lumière de la chandelle mourant posée devant lui. Dans son sommeil, Sance avait écrasé ses précieuses esquisses contre sa joue, et toutes les feuilles étaient à présent maculées de noir de charbon, inutilisables. Il soupira, s'étira lentement, et se leva en s'appuyant lourdement sur le rebord de la table. Il lava sans hâte son visage, bel et bien couvert de suie, en goûtant la fraîcheur de l'eau sur ses joues encore brûlantes. Et quand bien même il ne se serait pas endormi, croyait-il vraiment que ses dessins auraient été plus réussis cette fois-là, précisément ?

Sance se hasarda au dehors, à pas comptés. Il avait appris à ménager son corps, toujours sujet à de mystérieuses douleurs et de brusques fièvres. Les constellations qui scintillaient au-dessus de lui marquaient les dernières veilles de la nuit, et déjà on devinait à l'horizon l'archipel des Serkils, éclairé par une aube timide sur la mer d'Orient. Sance regarda les pauvres barques abandonnées sur la plage déserte. Il ne valait guère mieux que ces esquifs, échoué dans ce village de pêcheurs misérables, à l'écart de toute civilisation. Mais Sance avait besoin de ce calme et de cet anonymat pour lutter avec toute son énergie contre ce qu'Elathan avait pu lui infliger, que ce soit l'étrange et épuisante consomption qui dévorait son corps, ou les songes meurtriers et sauvages qui harcelaient son esprit. Il avait déjà plongé à plusieurs reprises dans le miroir pour y puiser les souvenirs d'Elathan. Il connaissait trop bien les crimes pour lesquels Zantche d'Elyons était connu à Maremme.

Sance chassa ces visions en écoutant le rythme régulier du ressac sur la plage de galets. Le soleil ironique déversait sa lumière d'or sur les pauvres maisons de pêcheurs. Le port aurait fait une marine parfaite, si seulement Sance avait eu le coeur à la peindre. Voilà plus d'une semaine qu'il occupait l'ennui de ses journées en s'efforçant de dessiner un atout, un seul. Mais tout le fuyait, les lignes comme les couleurs, et il n'obtenait que des tracés sans âme, vides et impuissants. Il connaissait pourtant si bien cet endroit...
Harassé par sa courte marche, Sance s'assit au bout de la jetée. Les derniers astres palissaient dans le ciel de plus en plus clair. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas ainsi attendu l'aurore. Sance avait souvent profité de ce spectacle apaisant, quand adolescent, il partait seul chevaucher parmi les steppes et les collines pour dormir à la belle étoile.

"Et comment dessinerais-tu l'aurore ?" Une voix familière revint à l'esprit de Sance, une voix venue du plus profond de ses souvenirs d'enfance. "Dessiner, ce n'est pas seulement représenter la réalité des objets. Parfois, il n'y a aucun objet à dessiner, seulement un instant à capturer. Alors, comment ferais-tu pour dessiner l'aurore ?" Sance se rappelait encore de son silence gêné durant ses premières leçons de dessin, remplies de questions autant que de réponses. "Concentre-toi sur tes émotions, Sance, et laisse-les guider ta main. Laisse le dessin venir à toi, au lieu de partir à sa recherche..." Evidemment !

Sance sourit au soleil levant qui le réchauffait. Apaisé, il retourna à sa cabane sans hâte. Il terminerait son atout avant la fin de cette journée, il le savait.


Assise sur un banc de pierre grise, Eirinn priait face à la statue sévère de Dian Cécht. Elle avait commencé à fréquenter l'obscurité rassurante des colonnes de granite rouge dès les premiers jours où Elathan avait disparu. Si elle avait mandaté des espions pour obtenir la moindre information sur Zantche d'Elyons, elle était venue aussi implorer le dieu guérisseur, même si elle y avait cherché moins l'aide du ciel que l'apaisement de ses angoisses. Avait-il été enlevé ? Tué ? L'avait-il abandonnée ? Pourquoi ce silence ? Elle était restée à Maremme, dans son palais, désoeuvrée à attendre un signe, une nouvelle. Jusqu'au jour où...
Depuis un mois, Eirinn ne fréquentait plus le temple pour le seul réconfort des hymnes. A la fin d'une prière plus intense qu'à l'accoutumée, elle avait remarqué un parchemin, posé sur le banc, soigneusement plié, sur lequel figurait... Non. Impossible. Et pourtant, c'était bien son nom, calligraphié avec une écriture fébrile qu'elle ne pouvait confondre avec une autre. Elle avait cru s'évanouir en ouvrant la lettre. "Je suis en vie, rassure-toi. Maremme n'est plus sure pour moi. Reviens dans sept jours ici-même." Aucune signature, mais Eirinn connaissait l'auteur de cette lettre, et de toutes celles qui avaient suivi. Elathan était en vie ! Oui, en vie !

Toutes les semaines, à l'issue de ses prières, Eirinn avait trouvé un nouveau parchemin à ses côtés, sans jamais comprendre comment il apparaissait. Etait-ce un nouveau sortilège qu'Elathan avait maîtrisé ? Ou un serviteur particulièrement discret et subtil ? Les missives, toujours aussi courtes, avait expliqué à Eirinn que son mari avait échappé de peu à une tentative de meurtre, et qu'il avait dû fuir en effaçant la moindre de ses traces. Il avait déjà pris de grands risques en la contactant de la sorte, mais elle pourrait très bientôt le rejoindre en toute sécurité, il le lui avait promis...

Un groupe de pèlerins dépassa Eirinn. La prochaine oraison n'allait pas tarder. Tremblante, Eirinn remarqua alors une feuille pliée comme les précédentes, d'où tomba un rectangle de carton. "Eirinn, mon amour, nous allons enfin nous retrouver. Fixe cette carte de toutes forces et tu me rejoindras aussitôt." Son amour ! Jamais Elathan n'avait été aussi tendre avec elle ! Comme tout était simple à présent...

Eirinn prit le carton dans sa main, et l'examina intensément. Il ne s'agissait pas d'une carte à jouer ordinaire. On y voyait un paysage mystérieux, tout en grisaille poudreuse, traversé de voiles d'argent et de volutes de brumes. Le refuge d'Elathan ? Eirinn continua à regarder la carte qui lentement, lentement, s'animait sous son regard.

La main d'un pélerin s'abattit sur son épaule. Eirinn tenta de tourner la tête pour identifier la silhouette en robe de bure, mais c'était impossible, elle ne parvenait plus à détacher ses yeux de la carte énigmatique d'où semblait jaillir la voix lointaine d'Elathan :
" Eirinn... non... piège... pars...
- Tu vas rejoindre Elathan. Je suis fidèle à mes promesses, Eirinn." Cette voix, si proche, c'était... "Oui, Zantche. Adieu."

Eirinn, paniquée, restait rivée à la féerie de gris et d'argent vers laquelle Zantche l'entraînait de toute la force de sa volonté. Le miroir ! C'était le miroir ! A l'instant même où elle comprit enfin la nature de ce paysage, et de piège, un dernier coup emporta Eirinn à travers l'atout.

Sance se tenait toujours debout dans la salle de prières, et contempla longuement le banc vide avec un sourire de satisfaction maligne sur les lèvres.


Une foule joyeuse s'était déversée dans les rues de Maremme, pavoisées richement et ornées de gigantesques braseros. Depuis la fin du Grand Jeûne, toute la ville n'avait pensé qu'à festoyer, à danser et à chanter. C'était la Semaine Folle, et les enfants passaient leur temps à lancer des pétards et à jouer des tours pendables, tandis que les adultes, déguisés et fardés, transformaient les canaux de Maremme en un gigantesque théâtre d'apparences. Mais la foule ne s'égaya pas dans les auberges et sur les quais comme les soirs précédents; elle convergeait vers un point unique, la Grand Place. La vie ordinaire allait bientôt reprendre ses droits, mais avant, il fallait profiter de la dernière soirée, du dernier spectacle.

"Là ! Là !" hurla une petite fille en pointant le doigt vers une lente procession de silhouettes difformes. Avant même leur entrée sur la place, leurs têtes bariolées dépassaient des maisons avoisinantes. La foule applaudit les cinq Géants de Papier, énormes et grotesques, qu'une dizaine de porteurs tira jusqu'au centre de la Grand Place pour les entourer de rondins de bois. Dans un silence anxieux, le plus âgé des porteurs s'approcha du bûcher, une torche à la main. Lorsque le feu commença à lécher les pieds des Géants, toute la place explosa dans un grand cri de joie avant d'entamer une sarabande insensée.

Dans le tumulte des danses et des embrassades, personne ne remarqua la silhouette vêtue d'une longue robe de bure lorsqu'elle jeta un bibelot dans le feu de joie. Dans la clameur des chants et des rires, personne n'entendit les hurlements pitoyables qui jaillirent du miroir quand sa surface incandescente se pulvérisa en miettes de verre grossier. Un seul homme sur la Grand Place écouta attentivement les agonies conjointes d'Elathan et d'Eirinn, tandis que la fournaise du bûcher anéantissait l'objet qui avait été leur prison, et la sienne. Immobile parmi les fêtards et les musiciens, il regarda le brasier se consumer toute la nuit, absorbé par la danse des flammes.

Au petit matin, seules des cendres témoignaient de la fête sur la Grand Place de Maremme. Sance, les traits tirés, le visage fermé, se décida enfin à reprendre sa route.