Ambre
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IV. Raison privée et raison d’état

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Message  Darla Dim 6 Déc - 19:26

- Allons, Darla – puisque vous m’autorisez à vous appeler ainsi – pourquoi refuser le marché proposé ? Cela sera profitable à tout le village, et ainsi vous éviterez toute effusion de sang. Une déesse, aussi puissante soit-elle, ne peut protéger de piètres combattants de périr sous le fer d’une armée aussi importante que celle réunie sous mes ordres. Et vous le savez bien, sinon vous ne seriez pas sous ma tente.

- Il est hors de question que nous cédions ! Jamais nous ne ferons partie de l’empire ! Votre nouveau empereur est un tyran – j’ai vu la famine et la terreur qui règne dans vos villes. N’a-t-il donc pas assez à faire avec son territoire ? Pourquoi lui faut-il absolument un pauvre village ? Le bonheur en autarcie est-il donc si insultant pour votre chef mégalomane ?

Le visage de l’homme ne se départit pas de son sourire affuté.

- Les bois que votre village s’obstine à protéger sont des ressources non négligeables, vous devez le comprendre.

- Ces bois ne sont pas à l’empire ! Ils ne sont pas non plus aux villageois ! Leurs habitants…

- Les dryades ? Leur temps s’achève, elles ne sont plus de ce monde. Leur extinction est proche, le pacte avec Hérault touche à sa fin – ce n’est plus qu’une question de lunes.

- Alors vous allez attendre patiemment, tels des charognards ?

- S’il le faut. Mais l’Empereur, dans sa grande bonté, accepte de faire un pacte pour exploiter la forêt selon un contrat qui rendra les deux parties satisfaites.

- Et que vous vous empresserez de déchirer !

- Ne pensez pas l’Empereur stupide, chère Darla. Il faudrait être fou pour s’attirer la fureur d’une déesse !

Il s’approche, me frôlant presque :

- Du moins… si vous êtes vraiment une déesse. Car jusqu’ici, nous n’avons guère vu de démonstration de pouvoirs.

Je serre des poings. Ce mensonge est notre seule chance de survie. S’il venait à être démasqué, c’en serait fini de nous.

- Parce que je désire vous épargner.

- Bien sûr, bien sûr, dit-il en s’inclinant ironiquement. Mais alors, pourquoi êtes-vous venue ? Si vous êtes si puissante, qu’avez-vous à redouter ?

- Je ne redoute rien pour moi-même. Mais comme vous l’avez justement fait remarquer, les villageois ne sont pas immunisés contre vos épées. Je proposais donc un duel contre votre champion. Si vous gagnez, on vous autorise l’accès à la forêt, et vous pourrez composer avec les dryades si vous le souhaitez. Si vous perdez, vous repartez avec vos troupes.

- Un duel entre champions ? Qu’est-ce qui vous fait croire qu’on va accepter ? Pourquoi prendrions-nous le risque de perdre alors que nous sommes sûrs de gagner avec notre armée ? Nous pensez-vous si stupides ?

- Si vous tuez les villageois, vous perdez les seuls guides possibles dans la forêt. Vous connaissez, j’en suis sûre, ses étranges propriétés. Vous savez donc qu’il est impossible d’y retrouver son chemin sans l’aide de ceux qui la connaissent. Prendriez-vous le risque de perdre tous vos hommes dans les bois ? Jamais vous ne pourrez exploiter ces bois sans notre accord.

- Hum… effectivement, dit-il en souriant toujours. Mais qui vous fait croire que nous n’avons pas déjà un guide ? Qu’est-ce qui vous fait croire que vos ouailles ne sont pas corruptibles ? Votre culte n’a pas que des adeptes, vous le savez, et certains aimeraient vous voir partir… avec le Morphut de préférence.

Je vois dans son regard qu’il est content de son attaque alors que mon visage se ferme. Je n’avais pas songé à la possibilité d’un traître alors que les écureuils sont encore présents. Leurs pouvoirs déclineraient-ils à la veille de leur retour à leur forme primitive ?

Qui donc voudrait que le Morphut parte ? Celui-ci touche à la fin de sa vie, il disparaitra sans doute avant ses cousines… Bientôt il me faudra remettre l’œuf – mon cœur se serre à cette idée. Ne peut-on donc lui laisser vivre ses derniers temps en paix ? La colère me fait voir rouge quelques instants, mais je tente de ne pas me laisser submerger – je dois avoir toute ma tête pour traiter.


- S’il y a un traître, je le tuerai, que ce soit avant ou après la guerre. Je vous conseille de ne pas trop compter dessus…

Il m’a vu à l’œuvre contre ses éclaireurs. Il peut mettre en doute mon statut de déesse, il sait néanmoins que nul ne pourra protéger le traître si je décidais de l’éliminer – fût-il un villageois. Pourtant, il ne perd pas son sourire.

- Oh ! Diable ! Mais alors nous voilà dans une situation délicate. Vous préféreriez commettre un massacre plutôt que de nous laisser exploiter la forêt ? Que ferez-vous des survivants qui n’aurons d’autre choix que de nous guider pour garder la vie sauve ?

Le fait qu’il affiche si superbement son ironie m’irrite au plus au point. J’ai comme l’impression d’être un peu trop prévisible…

- Nous nous replierons dans la forêt. Les femmes et les enfants ont déjà quitté le village pendant le début de la nuit.

- Oui, mes rapports m’ont signalé ce mouvement.

Il hausse les épaules.

- Cela ne nous importe peu. Le compte à rebours est contre vous : quand les écureuils auront eux aussi disparus, il ne restera personne pour vous guider dans les bois…

Encore une fois, je marque un temps d’arrêt. Ses informations sont précises, même les plus secrètes. Aucun doute, il y a un traître au village…

- Cependant, dit-il en me lançant un regard en coin, il y a une autre possibilité… l’Empereur aimerait vous rencontrer personnellement dans son palais. Il se trouve qu’il est très curieux à votre sujet. Bien sûr, les troupes resteront là où elles sont en attendant – cela nous assurera… votre bonne volonté, disons.

J’écarquille les yeux.

- Vous prenez tout un village en otage uniquement pour organiser une rencontre ?

- Mais non voyons, dit-il hypocritement. Il vous laisse l’opportunité de venir plaider votre cause auprès de lui – privilège rare.

- Il savait que je réagirai ainsi. Il veut cette entrevue. Pourquoi ?

- Vous pourrez toujours le lui demander.

Jamais je n’ai autant haï un sourire que le sien.



Ce dialogue me revient alors que j’attends dans l’antichambre trop richement décorée à mon goût. La présence du Morphut me manque, savoir le village pris en otage ne me rassure guère, me rend nerveuse. Et le temps nous est compté, car bientôt les dryades et les écureuils reviendront à leur état premier, laissant ainsi le village et la forêt sans défense… Qui sait s’ils n’ont pas agi en mon absence ? A quel point puis-je faire confiance au tyran qui me fait venir à lui dans de telles conditions ? Et avais-je une autre solution que de lui faire confiance ?

Enfin la porte s’ouvre en grand, laissant voir deux domestiques en livrée qui m’invitent d’un geste à entrer, avant de refermer la porte derrière moi et sortir de la pièce dans le même mouvement, me laissant seule avec un homme dont je ne vois, pour le moment, que le dos. Il est grand, ses épaules sont larges, puissantes – les muscles se dessinent sous le pourpoint d’un rouge écarlate, qui tranche avec le brun très sombre de ses cheveux.


- Ainsi donc vous avez accepté l’invitation ? J’en suis ravi…

Je m’apprête à répondre ma colère et ma frustration quand il se retourne, me laissant sans souffle et sans voix. Ce visage ressemble, à s’y méprendre, au visage du prince Eric, tel que j’ai pu le voir représenté aux Cours. Le prince Eric dont la mort fut la seule consolation de la défaite aux portes d’Ambre, lors de la première bataille de la guerre de la Marelle. J’avais entendu assez de plaisanteries sinistres à ce sujet pendant la période entre les deux batailles, dans les réceptions mondaines. Bien que n’ayant jamais eu de sympathie particulière pour cette famille bâtarde – peut-être à cause du culte que vouait ma mère à Florimel, préférant son portrait à l’éducation de sa propre fille – cela m’avait quelque peu outrée. Aussi, lorsqu’il s’avance et baise ma main avec grâce, je suis encore sous le coup de la stupeur. Puis je me souviens. Il s’agit peut-être d’une ombre d’Eric. J’avais entendu dire que de telles choses pouvaient se produire, quand un Ambrien ou un Chaosien restait trop longtemps dans une ombre. Mais cela rendait-il cette sorte d’avatar moins puissant, moins dangereux ?

- Je vois que vous avez accepté mon modeste présent. Cette robe vous va à ravir.

- Avais-je le choix ? Votre gouvernante refusait de me mener à vous tant que je ne l’avais pas mise !

- On a toujours le choix, dit-il en me menant, toujours en me tenant la main, vers les grandes fenêtres.

- Oui, tout à fait, j’avais le choix de laisser mourir tout un village !

- Ne parlez pas des choses qui fâchent, je vous prie. Ce n’est qu’un détail. Venez donc admirer la vue…

Je regarde d’un air maussade le scintillement de la mer sous les derniers rayons du soleil vert.

- Magnifique, dis-je d’un ton acerbe.

Il secoue la tête, me lâchant – enfin ! – la main.

- Je vous sens tendue. Peut-être qu’un petit massage…

A l’instant même où il me touche, posant ses mains sur mes épaules dénudées, je me retourne, laissant mon poing partir – poing qu’il arrête de sa main, baissant mon bras, sans se départir de son éclatant sourire.

- Bien, je vois que vous n’êtes guère quelqu’un de tactile. Veuillez m’excuser, je ne recommencerai pas de telles familiarités.

Il a paré mon poing avec une déconcertante facilité. Si je me posais des questions, j’ai désormais mes réponses, et ces dernières ne sont guère à mon goût. La force ne me servira à rien, et je ne sais utiliser que cela !

Suivant son invitation je m’assieds à la grande table, à la nappe de dentelles très fines. Les couverts en argent – ou quelque matière précieuse locale argentée -, les assiettes en porcelaine, les verres en cristal… est-ce en mon honneur, ou est-ce qu’il ne se contente pas de moins ? Nul doute, cependant, que le bouquet de roses sur la table est pour moi. Roses ridicules, fragiles, au parfum timide. J’ai toujours préféré le lys, à la blancheur immaculée, grande fleur s’élançant fièrement au dessus-des autres, étalant ses solides pétales comme un défi. Mais, certes, il ne pouvait le savoir… Contemplant les tristes fleurs qu’il a cru bon de poser là, je n’écoute que d’une oreille les histoires que Frédéric 1er raconte à mon oreille. Je ne suis pas là pour m’amuser, qu’il fasse la discussion tout seul. Au bout d’un moment, il se lassera bien… et on pourra enfin parler des choses sérieuses.

Pourtant, peu à peu, je me laisse charmer par cette voix grave, chaude, aux accents passionnés. Il parle d’un monde lointain, d’une ville, comme une perle lovée dans l’écrin d’une montagne, d’une forêt et de son gardien qui ferait frémir les légendes elles-mêmes d’une certaine Bretagne. D’un phare à la blancheur de lys – tiens ? – faisant face à une mer plus bleue et plus verte scintillant sous un soleil plus brillant que partout ailleurs. Les couleurs, des senteurs y sont plus vivaces, dit-il, les émotions plus denses, les ambitions plus terribles. Ses yeux s’animent, tandis que le vin coule à flot. Il me vient à l’idée que peut-être il essaie de m’enivrer – mais il peut essayer autant qu’il veut, je n’ai jamais connu l’ivresse de l’alcool, ni les délires de la drogue, mon corps y étant absolument insensible. Je le laisse boire, s’animer. Je comprends peu à peu qu’il me parle d’Ambre, ville dans laquelle il aimerait retourner, un jour, mais dont il a perdu le chemin. Pourquoi me parle-t-il de cela ? Aurait-il mis à nu mon origine ?

Puis il me raconte ses rencontres, parfois avec humour. J’ai l’impression de n’être qu’un cahier où il tracerait de sa plume verbeuse sa vie. Est-il si seul ? Et est-ce qu’il me charme, ou bien ai-je de la compassion pour cet avatar de prince, perdu dans des souvenirs de ce qu’il croit être lui ? Je me sens m’attendrir face à cet interlocuteur noyé dans la nostalgie. Aussi, c’est sans y penser que je me laisse mener à sa conclusion :


- Mais hélas, il ne me reste plus que ce monde-ci à diriger. Certes, il a ses richesses, ses beautés, ses caractères, mais ce n’est rien par rapport à ce que j’ai connu. Et ce dernier refuge, ma dernière joie, on veut me l’ôter.

- Qui ça ? dis-je, déjà pleine de colère contre cette personne qui veut ôter à cet être malheureux sa dernière lueur de joie.

- Oh, ce n’est pas une personne qui le fait exprès. Elle est pure dans son ignorance, et c’est une personne de cœur. Je ne crois pas qu’elle ait même conscience de me porter tort, et si elle le savait, sans doute cesserait-elle de me nuire.


- Pourquoi ne pas lui dire, alors ? demandai-je, curieuse.

Il sourit tristement.

- Parce que je la soupçonne de venir du même monde que moi, il s’agit sans doute d’une parente que je n’ai jamais rencontrée – depuis le temps que je suis exilé ! Puis-je lui demander de lui sacrifier son propre bonheur pour le sien ?

Comprenant où il voulait en venir, je souris doucement. Je le laisse dans son erreur, à laquelle je dois peut-être la vie – l’idée me traverse fugacement, bien que je me sente en parfaite sécurité, comme un reste d’instinct de survie s’éveillant du fond de mon bien-être.

- N’y a-t-il pas moyen de trouver un compromis qui vous arrangerait tous les deux ?

- En fait, ce qui compromet mon pouvoir, ce sont les excursions qu’elle peut faire à l’extérieur de son village. Elle l’ignore, mais des rumeurs courent à son sujet, grandissant sa réputation. Et il ne peut y avoir qu’un dieu dans mon empire…

- Alors il suffirait qu’elle ne fasse plus d’excursion. Mais quel parti en tirerait-elle ?

- Je pourrais retirer mes troupes qui menacent son paradis personnel, et lui promettre de ne plus jamais menacer ce village et cette forêt…

- Mais qu’est-ce qui pourrait l’assurer de cela ? Si elle devait partir, comment vous rappellera-t-elle sa promesse ?

Il sourit, plongeant son regard dans le mien. Je me sens rougir un peu, et déjà je regrette ma question. Il est évident que je peux lui faire confiance. Comment puis-je douter de lui ? Son regard est si pur… Il m’enveloppe comme une couverture de sérénité, me réconforte.

- Il y a un moyen…

Il tend sa main dans laquelle, tout naturellement, je pose la mienne. Sa main est grande, chaude, enveloppante, comme son regard que je ne quitte plus, subjuguée, jusqu’au moment où je sens un échauffement à mon poignet. Abaissant alors mon regard, je vois un mince rayon de lumière bleu nous relier, lien tendre et brûlant, fixant dans nos êtres la nécessité de la promesse. Si l’un de nous la rompt, même en esprit, nous en serons aussitôt averti et, par ce lien, pourra lui causer de grands torts.

Alors qu’il lâche ma main, souriant, je réalise la situation. Me voilà confinée au village et à la forêt jusqu’à la fin de mon séjour sur cette ombre. Il a tissé, par ses paroles trompeuses, la prison dorée qui m’enferme. Bien sûr, je suis toujours libre de quitter l’ombre… mais sans doute est-ce cela qu’il souhaite, à terme. Il a dû craindre que je ne revienne avec une armée pour me venger, s’il me prenait par la force. Et il devait aussi lui répugner de tuer celle qu’il prend pour une parente.

La soirée continue, comme si rien ne s’était passé, juste pour le plaisir de la mascarade, mais j’évite désormais son regard et tout contact. Je n’ai plus qu’une envie : partir loin de lui le plus loin possible. Ses compliments glissent sur moi, laissant ma glace intacte.

Ambre ou Cours, quelle différence ? Tous des dupeurs, des menteurs. Tous me trompent, me blessent par leurs paroles ou par leurs coups. J’ai beau fuir dans le plus pur des paradis, le mensonge règne, la manipulation s’insinue, vicieuse, et corrompt mon bonheur. J’ai beau crier mon désespoir de toute ma force, nul ne m’entend - tel un lys foulé par le pied d’un géant.
Darla
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