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Chapitre 4 : A ma mère (La Tempérance)

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Message  Sance Lun 28 Déc - 17:28

Une aurore pâle point sur une plaine plongée dans la torpeur d'un automne finissant. Au pied d'un arbre qui tord ses branches dépourvues de feuilles, une vingtaine de jeunes femmes danse mains jointes dans une lente ronde. Leurs silhouettes diaphanes, vêtues de robes claires et nimbées d'une clarté irréelle, semblent flotter au-dessus du sol. Un homme posté à l'orée d'un bois observe la scène.

" Toutes ces femmes semblent si tristes. Comme si elles étaient sur le point de pleurer. Oh, mais vous aussi, vous...
- Ne me regarde pas, Béryl ! Concentre-toi sur la toile... Ce que je ressens n'a aucune importance."



Chapitre 4 : A ma mère (La Tempérance) Ch4_sm10


Voilà trois jours que Sance errait sur Innishevan. Il avait parcouru les plages rocheuses, les landes aux arbres nains, les villages abandonnés. Personne. Même les oiseaux avaient déserté les lieux. Sur le navire qui l'avait amené jusqu'à l'île, les marins n'avaient cessé de répéter à Sance que plus personne ne vivait ici -- cela faisait un siècle que l'on avait rapatrié le dernier habitant jusqu'à Maremme, pour l'enfermer dans un asile d'aliéné.

Reinar, un des conseillers du Prince de Maremme, l'avait convaincu de venir sur cette île lugubre pour vérifier une fable sans queue ni tête. Les sorcières d'Innishevan ! Dans toutes les tavernes de la côte, on parlait de ces femmes maudites, capables de guérir n'importe quelle maladie. Or le fils du Prince dépérissait d'une langueur inconnue, qu'aucun mage, aucun docteur ne parvenait à comprendre. Reinar avait assuré que le Prince saurait se montrer généreux envers les hommes capables de guérir son enfant.

Sance avait d'abord refusé, mais Reinar avait lancé un nom qui l'avait tétanisé. "Faut-il que je vous rappelle vos dettes envers Maremme, Zantche d'Elyons ? Bien des gens ici vous connaissent, du moins de réputation -- ceux qui auraient pu reconnaître votre visage ont péri depuis longtemps de maladie ou de vieillesse... Oh, vous pourriez me tuer à l'instant, mais vous ne le ferez pas, car vous êtes un être moins mauvais qu'on ne le prétend."

Au souvenir des paroles de Reinar, Sance caressa son menton dans un geste embarrassé. La main glissait sur sa barbe, cette barbe qu'il avait appris à porter pour ne plus ressembler à l'odieux Zantche, refoulé depuis des décennies dans les limbes de sa mémoire... Ebranlé par la clairvoyance de Reinar, Sance avait accepté la mission. Et il était maintenant en train d'errer sur cette îlot cerné d'écueils, battu par les vents, couvert d'arbres rabougris.

Sance regarda la mer en direction de Maremme, comme s'il en attendait un signe. Il s'était résolu à porter le collier rudimentaire que Reinar lui avait remis sur un ton aussi respectueux qu'ironique: "Voici de quoi contrer les sorcières, même si je doute qu'elles s'en prennent à vous." Au bout d'une lanière de cuir pendait une antique pointe de lance. Un étrange talisman pour une curieuse mission.

.oOo.

- Sance. Sance !" La voix murmurait son nom, douce et grave. Sance ouvrit les yeux. La tête dans les couvertures, agenouillé au bord du lit, il tenait toujours la main de sa mère endormie. Le père de Sance, debout à ses côtés, répéta une dernière fois le nom de son fils avant de contempler dans un silence amer le corps alité d'Isleen. Sance remarqua au front de son père une nouvelle ride, profonde, anxieuse, qui poussa l'adolescent à observer plus attentivement sa mère. Les cheveux blonds tombaient en cascade sur l'oreiller, encadrant le visage ovale aux traits élégants, d'un calme irréel. La maladie qui rongeait Isleen avait donné à son teint la pâleur délicate d'une statue, infiniment belle et infiniment fragile. Si Sance n'avait pas senti au bout de ses doigts cette pulsation, faible, irrégulière, il aurait pu croire que...

"Va te reposer, petit. Tu ne peux pas..." Mâchoires serrées, son père ne parvint pas à finir sa phrase. Il murmura après un long silence, autant pour Sance que pour lui-même. "Ce n'est plus la peine. Ça ne changera rien."

L'adolescent décontenancé finit par lâcher la main de sa mère, observa son père avec incrédulité, et quitta la pièce. La nuit était bien avancée, mais Sance n'avait aucune envie de dormir. Voilà plusieurs semaines que père et fils avaient perdu le sommeil, alternant les veilles auprès de ce lit où chaque jour, Isleen était plus calme, plus pâle, plus faible. Elle ne mangeait plus guère, se levait à peine. Combien de temps encore avant que... Confus dans son esprit et dans son corps, Sance sortit faire quelques pas dans le jardin éclairé d'une pleine lune bleuâtre. Il s'arrêta sur son banc préféré, à l'abri de ce vieux sorbier où il aimait se réfugier pour pleurer, enfant. Aucun souffle n'agitait les branches qui ployaient sous la masse des baies rouges.

Et pourtant... Sance tendit l'oreille. Non. Ce n'était pas le vent qu'il entendait. Plutôt une plainte, ou un chant, qui s'approchait et forcissait d'instant en instant. Enfin, il aperçut une silhouette en robe blanche dans la clairière en contrebas, bientôt suivie d'une vingtaine d'autres jeunes femmes aux visages tristes, et beaux. Mains jointes, les femmes se rassemblèrent en un cercle parfait avant de se lancer dans une ronde gracieuse, aux gestes lents et élaborés. De leurs lèvres s'échappait une lamentation mélodieuse, un chant sans paroles, nostalgique et enivrant.

Qui ces femmes étaient-elles ? Pleuraient-elles tout comme lui pour Isleen ? Sance se leva du banc, prêt à les rejoindre. "Non, Sance. Tu restes ici." Une main puissante s'était abattue sur son épaule, et le força à demeurer assis. La main de son père. "Elles ne me prendront pas tout. Nous payons bien assez cher notre bonheur." Sance connaissait ce ton sans réplique. Il reprit sa place, immobile. Côte à côte, silencieux dans la nuit froide, le père et le fils continuèrent à regarder le ballet hypnotique des inconnues, à écouter la mélopée devenue plus douce, apaisante.

Absorbé dans sa contemplation, Sance ne remarqua pas la lune qui se couchait enfin dans un ciel moins sombre. Le chant s'amenuisa doucement en un murmure inaudible lorsque l'aurore apparut. Les yeux baissés, les jeunes femmes figèrent leur danse alors que les premiers rayons du jour éclairaient le faîte des arbres. Quand le soleil toucha enfin les silhouettes immobiles, celles-ci se firent de plus en plus transparentes, jusqu'à s'évaporer dans les airs comme une brume aisément dissipée.

Il ne restait plus rien. La clairière était à nouveau déserte, parée de la glorieuse lumière du premier matin.
Les sanglots vite étouffés de son père, le goût de poussière dans sa bouche sèche, un vide que rien ne comblerait.
Sance savait que sa mère était morte.

.oOo.

Sance ouvrit à nouveau les yeux. Tout autour de lui n'était que brouillard. Auprès de lui, les cendres d'un feu étaient définitivement froides. Il s'était endormi dans une crique abritée du vent, il s'en souvenait, comme le montrait le sable sous ses pieds et le ressac lointain de la mer. Voilà trois nuits qu'il rêvait de sa mère. Etaient-ce les paysages de l'île qui lui rappelaient l'ombre étrange où son père avait décidé d'enterrer Isleen ? La brise dont le souffle parfois évoquait la complainte entendue ce soir-là ?

Sance, encore assoupi, passa la main dans ses cheveux ébouriffés et entremêlés. Sa poitrine le démangeait à nouveau. Lassé, Sance ôta de son cou le collier de Reinar et le posa sur le sable. La lame, au tranchant émoussé mais sans la moindre trace de rouille, ne cessait de brûler sa peau par son contact glacé. Un talisman bien nocif, en vérité, que Sance rangea finalement dans ses affaires. Il fallait se mettre en marche. Ses hommes jetteraient l'ancre à midi dans la baie de l'Est, pour le ramener à Maremme. Mains vides.

"Bien. Il a enfin enlevé le fer des Anciens."
Sance leva la tête, stupéfait d'entendre une voix. A quelques mètres devant lui, une vieille femme, vêtue de loques grises, le contemplait du haut d'un rocher noyé dans la brume.
"Qui êtes-vous ?" lança Sance. Sa voix partit s'étouffer dans les nuées blanches.
"Celles que tu es venu chercher."

La vieille femme leva sa main auquel s'accrochait un fil de laine. Les volutes de brume se dissipèrent autour d'elle pour laisser apparaître une femme d'âge mûr, un fuseau à la main, puis une jeune fille tenant une quenouille. Sance se voyait dominé par les trois silhouettes grises, perchées côte à côte dans la brume, unies par la laine qu'elles filaient en permanence.
"Les inspiratrices de vos naissances, reprit la jeune fille avec un sourire en levant sa quenouille.
- Les gardiennes de vos existences, ajouta la femme au fuseau d'un ton égal.
- Les juges de vos fins", asséna froidement la vieille, tout en sectionnant le fil qu'elle tenait avec des ciseaux tranchants. "Et toi, qui es-tu, pour venir te perdre ici ?
- Je m'appelle Sance Lyonnesse." répondit Sance avec un aplomb faiblissant. La jeune fille s'écria alors:
"Mère ! Grand-Mère ! Regardez !"
Elle tira de sa quenouille un fil d'or et d'argent entremêlés. Tout en chuchotant des imprécations gutturales, les trois femmes s'emparèrent du fil qui s'étirait, s'étirait, s'étirait sans vouloir s'interrompre. La grand-mère leva la tête, le regard inquisiteur:
" Tu n'es pas un simple mortel. Tu es un de nos fils, Sance Lyonnesse. Et pourtant tu peux porter avec toi le fer des Anciens sans être mortellement brûlé. Comment est-ce possible ? Qui est ta mère ?
- Je ne connais que son prénom. Elle s'appelait... Isleen."


Les trois femmes s'entreregardèrent, muettes, comme si ce prénom avait le pouvoir de les paralyser. Puis elles tournèrent leurs trois visages vers Sance.
" Isleen avait rompu avec nous, elle avait quitté notre monde entre les mondes, pour suivre l'amour d'un mortel", affirma la fille.
- Isleen était devenue une leanan sidhe, la muse d'un poète, d'un musicien, d'un peintre. Un mortel ordinaire aurait brûlé sa courte vie pour elle, sans cesse épris d'une inspiration glorieuse qui l'aurait rendu célèbre à travers les siècles", continua la mère.
- Isleen savait que ton père n'était pas un mortel ordinaire. Et pourtant elle l'avait suivi. Mais la loi des Aos Si ne souffre pas d'exception. Il fallait qu'une vie fût sacrifiée avant l'âge de tes quinze ans, Sance Lyonnesse." conclut la grand-mère, ciseaux en main.
Bouleversé, Sance regarda les trois femmes sans comprendre. Son père savait-il qu'Isleen avait choisi de vivre ainsi ? Autour du fil d'or et d'argent s'enroulaient d'autres fils, certains de laine, d'autres de divers métaux. Des fils bien courts, pour la plupart. La femme au fuseau constata avec calme et détermination:
" Tel père, tel fils. Votre sang ne connaîtra jamais de longues amours. Toi aussi, tu feras périr les femmes qui t'aimeront. Sans le savoir, sans le vouloir, sans l'accepter. Mais même les dieux doivent s'incliner devant leur destin."

La brume devenait complètement opaque et recouvrait à présent les mains des trois femmes. Tenaient-elles encore le fil d'or et d'argent ? Sance se souvint enfin des raisons de sa présence et hurla aux silhouettes qui s'effaçaient dans la blancheur insondable:
" Je suis venu pour vous demander...
- Tout est dit, Sance Lyonnesse, fils d'Isleen."
interrompit la voix de la grand-mère. Un coup de ciseaux résonna, sec et définitif, dans le silence total du brouillard omniprésent.

Lorsque le navire de Sance regagna le port de Maremme, celui-ci ne bruissait que d'une nouvelle. Le fils du Prince était mort le matin même.


Dernière édition par Sance le Mar 29 Déc - 10:07, édité 5 fois
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