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VI. Le denier du culte

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VI. Le denier du culte Empty VI. Le denier du culte

Message  Darla Lun 25 Jan - 0:21

La feuille, page planche arrachée d’un livre et recouvert d’une écriture de plus en plus irrégulière, tomba à terre dans un lent balancement. La main qui l’avait tenue gisait, inerte, par-dessus l’accoudoir du fauteuil en bois. On aurait pu croire un instant qu’elle ne ferait plus jamais rien de sa vie, cette main pâle et immobile. Quelle force pourrait encore l’animer ? La jeune femme à qui appartenait cette main semblait tout aussi oubliée par la vie…

Je me rappelle parfaitement de ces quelques secondes où je me regardai de l’extérieur, comme morte. Jamais de ma vie, je crois, je n’ai autant été lucide sur moi-même : pauvre bout de bois, qui attend que les flots reprennent force pour se mouvoir à leur gré. D’abord le conseil des écureuils, ensuite Gii, puis Elia, et Frederik, et enfin Géa… Je n’étais rien. Rien que cette masse inerte bougée par des fils que d’autres manipulaient avec plus ou moins de discrétion.

Non ! Trop longtemps on m’avait imposé un mode de vie que je haïssais. Cela allait changer !

Ces pensées étaient criées en boucle, inutiles, vides. Sans sens. Juste pour le plaisir d’être pensées, peut-être.

Et le corps ne bougeait pas. Il laissait les murmures inquiets des prêtresses glisser sur le pas de la porte, il laissait Hégia, la seule prêtresse âgée qui restait désormais au temple, humecter ses lèvres sèches, avant de l’arrêter et de lui demander de partir. Les heures passèrent. Désormais, j’attendais. Le corps de Géa avait été emporté par son neveu, qui me vouait la même haine que son père. Les filles étaient restées clames – du moins je n’entendais aucun bruit.

Géa avait-elle dit la vérité où cela n’avait-il été que divagations de pauvre folle ? Ses discours incohérents, ses enchaînements sans queue ni tête – surtout à la fin – me laissait songeuse sur la véracité de ses phrases. Jamais je n’avais eu vent des rumeurs dont elle parlait. Et pourtant, à bien y réfléchir, il y avait, depuis quelques temps, ces regards en coin, une déférence moins grande, une prêtresse qui était revenue avec une égratignure à cause d’un caillou jeté contre elle par un enfant…

L’autre question que je ne pouvais m’empêcher de poser était de savoir si la rumeur était fondée ou pas. Etait-il possible que chaque nuit ces jeunes filles que Géa et Hégia élevaient et éduquaient se laissassent aller au vice ? Reniassent mon culte ? Me reniassent, moi ? Je ne pouvais y croire mais, d’heure en heure, le doute s’infiltrait en moi. Dans ma colère, j’étais cette déesse qu'elles vénéraient. Je prenais comme une insulte personnelle le fait même que je puisse douter de leur vertu. J’essayais de me rappeler des regards, des sourires. Mais le mensonge était bien confortable, et je préférais ne pas trop chercher. Et sans doute, si je n’avais pas entendu ce cri aux premières heures de la nuit, je n’aurais pas vraiment cherché à vérifier.

En quelques minutes, filles et affaires étaient dehors, le tout jeté sans aménité. Elles eurent beau crier, pleurer, rien n’y fit. La première qui osa contredire clairement mon ordre reçut une gifle qui l’assomma net. Les autres filles cessèrent aussitôt de faire résonner leurs insupportables violons vocaux. Ce n’était plus que regards froids et murmures étouffés. Parfois, je pouvais même déceler une lueur haineuse. Parfait ! Elles ne reviendraient pas. Mieux, elles m’éviteraient. Et le village avec !

Derrière elles, je fermai la porte du temple avec un rire sauvage, un peu fou. Quelque chose en moi savait que je venais de déclencher le compte à rebours. La même part sombre cachée en moi, cette part qui avait tué un adolescent près d’une rivière, s’en réjouissait. Cette part d’inconnu, de terré, se réveillait, prenait possession de moi. Ce n’était pas la première fois… Il y en avait eu d’autres, je me souvenais à présent. Mais cette fois je ne saurais pas laisser éteindre ce feu, car j’étais content qu’il y soit.

Toutes les portes fermées, dans un silence de tombeau, j’attendais. Je sentais la seule présence de Hégia, qui était restée, comme un spectre. Elle remettait debout les statues tombées. Comme si cela pouvait être utile ! J’avais des envies de flammes, des envies de sang. Des envies de cascade montant dans les étoiles, de sources mourant dans la terre. Me levant soudain, je passais après elle, faisant tomber mes images pâles et les brisant. La vieille femme sursauta, se baissa pour ramasser les morceaux. Je l’empoignais avec un rire dément.

- Pourquoi ramasser l’image ? Je suis là, moi !

- Lâchez-moi, s’il vous plait… Vous me faites mal !

La pauvre tremblait. Je lisais dans son regard l’effroi. Tout cela était si pitoyable… Je la reposais doucement à terre.

- Pars, fais comme les autres. Tout ça, c’est fini.

- Je ne vous laisserai pas.

- Ah Ah ! Et pourquoi donc ?

- Parce que je vous aime.

Il fallut tout ma force de volonté pour ne pas la frapper. J’avais envie d’anéantir cette figure douce et insignifiante.

- Mais que sais-tu de l’amour ? Toi qui n’as jamais senti le souffle d’un homme !

- Sauf tout mon respect, j’en sais plus que vous, vous qui ne souriez jamais.

- Mais tu ne me connais pas !

- Je vous connais mieux que vous-même. Je connais vos peines, je connais vos joies. Je sais l’espoir que vous avez fait naître ici, la fierté que vous avez fait naître en nos cœurs. Et la joie que cela fait naître en vous, même si vous refusez de l’admettre. J’ai connu vos faiblesses face aux regards de Géa, je connais vos larmes dans les profondeurs de la nuit. Je connais maintenant votre colère et votre désespoir.

- Alors tu devrais avoir peur de ce que ma colère peut faire!

- J’ai peur ! Mais toute ma vie je n’ai connu que ce temple ! Je n’ai vécu que pour l’éducation de vos pupilles, et pour vous servir. Si vous partez, je n’aurais plus rien… Je redoute votre fuite plus que votre colère.

- Si je pars, tu fonderas une école. Une école sans dieu. Une école libre.

Elle allait répondre quand la huée se fit entendre. C’étaient des cris, des insultes. Je saisis la vieille femme par le bras et la forçait à quitter le temple, malgré ses protestations. Je ne la voulais pas avec moi. Je voulais mon feu, je voulais mon sang – mais pas le sien. Je savais qu’ils viendraient. J’étais heureuse que ce soit si tôt. Avant mes regrets, avant la peine. On m’appelait, on me menaçait, on me défiait. Mais prise dans ma folie, je n’entendais guère – ni les cris, ni le calme qui suivit, et la clameur, bien plus forte. Torche en main, je courais dans le temple, mettant le feu aux rideaux, aux coussins, aux meubles. Je renversais l’huile des lampes et en faisais des fontaines fauves. Le feu aurait dû m’étouffer mais je profitais de la métamorphose pour ne pas avoir à respirer. Je voulais anéantir chaque pièce, chaque meuble qu’avait utilisé Géa et les autres. Je ne voulais laisser aucune trace de mon passage dans cette ombre.

Debout au centre du temple, j’admirais les flammes qui montaient, montaient si haut autour de moi. Leur chaleur brûlait mes yeux bientôt protégés par un voile continue de larmes, ma peau roussissait tandis que, démente, je me croyais être cette cascade tant souhaitée. Tombait-elle des étoiles ou les rejoignait-elle ? Que m’importait. J’en étais la source, j’en étais le centre. J’étais celle qui nettoie par le feu, et celle que le feu nettoie. Je me purifiais de mon orgueil, de ma lâcheté. Je renonçais à moi-même. Même si mon corps peu à peu prenait le contrôle pour me sauver de ma folie destructrice, je riais encore alors que la matière m’enlisait peu à peu dans le confort du métal qui ne pense pas, et que le feu ne peut anéantir.

J’ignore combien de temps je restais sous cette forme – mais quelques heures à peine. Lorsque je me réveillai, sous ma forme humaine, j’étais au centre de ruines fumantes. Les villageois étaient encore attroupés, ayant gouté sans doute jusqu’à la dernière miette ce spectacle grandiose. Lentement, je reprenais possession de mes muscles ; lentement, je me redressais sous leurs yeux ébahis. Dans les clartés aurorales, je renaissais, guérie de ma folie, mais plus seule que je ne l’avais jamais été. Je me sentais, pourtant, sereine. Apaisée.

Autour de moi je sentais la peur, et la colère. J’ignore qui jeta la première pierre. Elle me frappa à l’épaule, et rebondit sans me faire mal. Encore toute engourdie, je redressai lentement la tête. La foule retint son souffle. Qu’allais-je faire ? Rien, je ne fis rien. Une seconde pierre, une première insulte. « Maudite ». Quelques heures plus tôt, j’aurais ramassé la pierre et l’aurait jeté, fracassant un crâne. Je n’avais plus cette force. J’étais redevenue Darla, étonnée de n’avoir jamais été un dieu. Je ne leur voulais pas de mal, à ceux que j’avais aimés.

Une troisième pierre. Je fis un pas en arrière. A ce moment, nous le sûmes tous, ils avaient gagné…

.***


Cachée, prostrée, terrifiée.

Tels sont les trois adjectifs qui me définissent en cet après-midi d’été. En dehors de la grotte où je me suis terrée, je sais que la nature est en paix : le soleil vert rayonne avec ardeur, la sève des arbres dévalent des feuilles aux racines avec fougue, les écureuils – j’en ai croisé un dans ma course, il a failli me faire trébucher – font leur réserve avec entrain. Tout dans la nature est mouvement serein, calme empressement. Sauf moi, cachée dans une grotte sous un arbre, à l’abri du soleil. Exclue volontaire de ce qui a toujours fait mon bonheur.

Soudain, une ombre se profile dans la grotte. D’où est-il arrivé ? Comment a-t-il fait ? Il est grand, ses cheveux clairs légèrement bouclés encadrent un visage large, confiant. Ses lèvres charnues, ses pommettes hautes font penser qu’il aime la vie. Son sourire, sa posture, le regard tranquille qu’il pose sur moi me rassurent.

- Darla Oméga ?

Je reste interloquée. Comment connait-il mon nom ?

- Je me présente. On m’appelle Q.


FIN DU PREMIER CYCLE DE DARLA
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