Chapitre 5 : Une peinture de commande (L'Hermite)

"Allez debout, gros lézard ! C'est à ton tour de travailler aujourd'hui."
Sance ouvrit les yeux en riant. Lugh, attablé face à lui, avait terminé son bol de gruau.
"Laisse-moi profiter du soleil encore quelques minutes ! Bientôt, nous n'aurons que de la pluie et du vent... La saison des tempêtes commence dans une semaine.
- Elle a déjà commencé, Sance. Tu me l'as appris toi-même." Le jeune sculpteur aux cheveux blonds ne riait plus tandis qu'ils se levaient de table. Les bras chargés d'outils, Lugh et Sance quittèrent leur auberge et longèrent la plage avant de monter à pas lents l'escalier de pierre qui serpentait à flanc de colline. On distinguait sans peine l'entrelacs des palais et des canaux de Maremme, la lagune qui s'ouvrait sur l'océan, et les poussières d'îles sous le soleil matinal. On distinguait les premières barques qui s'élançaient du port de Maremme pour une nouvelle journée de pêche, mais aucun navire marchand à l'horizon.

Sance avait lui-même renoncé au commerce depuis plusieurs années. Les routes qu'il empruntait pour ramener étoffes et épices à Maremme étaient devenues bien dangereuses. Au début, seuls quelques pirates des Serkils s'étaient attaqués aux vaisseaux passant au large des leurs îles. Mais rapidement, leur nombre avait grandi, et depuis la cour du Prince jusqu'aux tavernes du port, les esprits s'étaient échauffés à ressasser des histoires insensées. Car si les pauvres marins des Serkils avaient dû se reconvertir à la piraterie, c'est que leur archipel était dévasté par des envahisseurs venus de nulle part -- une rumeur encore plus folle que les autres les décrivait comme des hommes-loups au regard rougeoyant. Et certains marins qui avaient navigué à proximité des îles désolées prétendaient que les eaux y étaient noires comme l'encre, d'un calme surnaturel, et que tous les navires qui les avaient fendues avaient sombré dans l'heure.

Sance avait donc abandonné les océans de Knockany, pour reprendre ses pinceaux et sa palette, accompagnant Lugh de ville en village pour proposer leurs services aux notables et aux prêtres de Knockany. Sance goûtait le repos de cette vie peu aventureuse mais si simple. Il appréciait aussi la compagnie du jeune sculpteur, aussi doué que jovial. Ses plaisanteries faciles éclairaient les jours les plus maussades -- des jours que Sance connaissait souvent à présent.


Ils avaient fini par atteindre le sommet de la colline. Face à eux se dressait un modeste temple de pierres grises, capable d'abriter une trentaine de fidèles tout au plus. Lugh laissa tomber à terre ses outils en constatant :
"Ben... pour un peintre... tu es... un sacré... athlète... Pas... fatigué après... toutes ces marches ?"
Sance sourit et entra dans la bâtisse sans répondre. Par de minces fenêtres, la lumière du matin entrait dans la salle carrée aux parois blanchies. Sur la gauche, brillamment éclairé, se trouvait le seul mobilier des lieux, une chaise en bois sombre. Sance traversa la pièce lentement pour apprécier la sérénité austère de l'oratoire. Une fois arrivé au fond de la salle, il posa à terre les carnets et les croquis qu'il avait amenés avec lui. Sur une grande feuille s'étalait le plan d'ensemble de la fresque à peindre.

Comme si souvent dans ses temples, il s'agissait de montrer Dian Cécht en pleine gloire, accueillant les fidèles auprès du puits de Slane qui les guérirait de toutes leurs peines. Aucune originalité n'était attendue ni même souhaitée de sa part, il lui fallait juste reproduire les antiques conventions du culte... Un travail bien ennuyeux, qu'il accomplissait seulement pour faire plaisir à Lugh. "Tu te rends compte ? Ils veulent que je sculpte une statue aussi haute que moi, en marbre de Cairn ! Arrête de grommeler dans ta barbe, vieux bougon. Dis, on accepte ! Allez !" Et de guerre lasse, Sance avait accepté.

Mais avant de déposer l'enduit et de patiemment y peindre la fresque, il fallait déjà en tracer l'esquisse sur le mur. D'un geste mécanique, Sance enleva sa veste de cuir fatigué et la posa sur le tabouret, sans se préoccuper de sa chemise et de ses chausses, maculées de peinture séchée. Le regard toujours fixé droit devant lui, il tira de la bourse à sa ceinture plusieurs fusains, se saisit de l'un d'entre eux, et s'approcha du mur. La paroi était lisse, neuve, seulement marquée de quelques discrètes encoches. Au bout d'un long moment, Sance leva son bras avec assurance et fendit la large étendue blanche d'une première ligne noire. Une deuxième suivit immédiatement. Et une autre encore. Sur le mur, on devinait déjà une silhouette de la taille de Sance. Bien. Dian Cécht se tiendrait ici. Sance ramassa un carnet d'esquisses au sol et en tourna les pages avec des gestes secs, précis. Le puits à présent. Encore un trait, une ligne, une courbe. Un autre croquis à consulter. Puis la masse des pélerins, le paysage de Knockany à l'arrière-plan...

Le soleil avait depuis longtemps glissé du tabouret pour jeter une tache de lumière violente au centre de la pièce. Lugh, les joues rouges, apparut dans l'encadrement de la porte pour proposer à Sance de déjeuner. Celui-ci refusa d'un simple mouvement de tête, sans parler ni ralentir son tracé. Il fallait continuer, surtout ne pas s'arrêter, pas en cet instant... Toute la volonté de Sance était concentrée, pure, dans la main assurée qui parcourait l'espace informe pour en tirer objets et personnes. Un nouveau fusain entre ses doigts, un autre. Le soleil continuait à lentement parcourir la pièce, sans jamais troubler Sance, qui n'était plus que geste, qui n'était plus qu'art. Les îles de Knockany, sur lesquelles brillaient le soleil et la lune, les deux cohortes de pèlerins prêts à se rejoindre dans une mêlée enthousiaste, le puits de Slane... Il fallait le reprendre encore une fois - pourquoi avait-il tant de mal à dessiner ce fichu puits, à la fin ?


La lumière se faisait moins intense dans la salle où Sance achevait son dessin. Un dernier nuage dans le ciel de plâtre, quelques ombres sur le visage de Dian Cécht pour lui donner la gravité propre aux dieux anciens...
"L'auguste barbouilleur a fini, on dirait ?" lança Lugh sur le seuil avant de pénétrer dans la pièce. Sance opina de la tête alors qu'il massait son bras endolori.
"Presque. Et le soleil n'est pas encore couché..."
"Allez, arrête de te vanter." Un silence. "Mais... Qu'est-ce que tu as dessiné ?" La voix de Lugh avait perdu toute ironie, et semblait inquiète.
- Quelle question... L'esquisse que je t'ai montrée hier !
- Viens ici, regarde, et explique-moi." D'un mouvement du bras, Lugh invita Sance à le rejoindre au centre de la pièce.
- Franchement, Lugh, tu aurais pu trouver mieux. Ce n'est pas très drôle, qu'est-ce que j'aurais pu dessiner à part..."

Le bâton de fusain s'écrasa sans bruit sur le sol aux ardoises irrégulières. Sance contemplait la fresque en proie au vertige. Il reconnaissait chacun des traits. Oui, c'était bien son oeuvre sur ce mur qui leur faisait face. Mais comment avait-il pu dessiner... ça ? Sans s'en rendre compte ? Etait-il devenu fou ?

Au sommet de l'esquisse s'étalait bien la promesse traditionnelle du dieu. "Tu trouveras ton salut ici." Mais pour le reste... Au lieu du vieux Dian Cécht à la barbe blanche se tenait un homme d'âge mur, imposant, les cheveux clairs, qui adressait au spectateur un regard troublé. Là où des lignes de pèlerins devaient s'amasser, prêts à converger vers le puits pour être guéris de leurs maux, deux armées se faisaient face, bardées de lances, de boucliers et d'épées. Sur leurs visages délicatement dessinés, on lisait la joie mauvaise d'ennemis qui s'affrontaient enfin après avoir rongé leur frein trop longtemps.

Le fond de la scène n'était guère plus ressemblant. Sur la gauche, le soleil de Knockany était remplacé par une licorne bondissant au-dessus d'un château escarpé, alors qu'à droite, un serpent se dressait auprès d'un gouffre occupait l'espace où la lune aurait dû paraître. Au centre, le puits sacré que Sance avait tant retravaillé ressemblait surtout aux palais de Maremme, sur le point de s'effondrer, noyés sous un orage monstrueux. Et cet homme qui le regardait... Il ne pouvait accomplir le geste de bénédiction de Dian Cécht, car il tenait en sa main une carte. Un atout.

"Je ne sais pas, Lugh. Je... je ne comprends pas." reprit Sance, consterné.

Un frisson descendit le long de son échine. Il mentait. Il comprenait très bien ce qu'il avait peint... mais comment ? pourquoi ? En quête de réponses, il étudia le visage de l'homme qu'il avait lui-même dessiné. Un visage qu'il connaissait bien et qui lui avait souvent manqué. Le visage de son père.

"Tu trouveras ton salut ici." Heureux, inquiet, Sance répéta la promesse sans vraiment la comprendre.