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Chapitre 7 : Les portes de l'âme (Le Chariot)

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Chapitre 7 : Les portes de l'âme (Le Chariot) Empty Re: Chapitre 7 : Les portes de l'âme (Le Chariot)

Message  Sance Ven 9 Avr - 9:21

Les portes de l'âme (Le Chariot)


En quittant l'atelier au coucher du soleil, Béryl se sentait toujours aussi confuse, aussi incertaine qu'au premier jour de sa rencontre avec Sance. Quand elle atteignit enfin sa demeure, sa mère continua imperturbablement à ravauder une chemise à la lueur de la bougie, mais elle s'exclama d'un ton dur et sec que Béryl connaissait trop bien:
"C'est toi ?
- Pardonne-moi, maman, j'ai... traîné en chemin.
- En chemin."
Toujours penchée sur le linge, la femme répéta le mot sans cacher son mépris et son incrédulité.
"Les gens parlent, Béryl. Si ton père était encore en vie ! Ne recommence pas, sinon..." Béryl monta se coucher en hâte, sans dîner. Et d'ailleurs, y avait-il seulement quelque chose à manger ce soir-là ?

Dans la pièce éclairée par le seul clair de lune, Béryl se glissa à tâtons sous les draps de lin grossier. Etendue dans son lit, le regard vide fixé sur le plafond indistinct de sa chambre, elle retrouvait la force d'invoquer les peintures, les dessins qu'elle avait découverts cet après-midi-là. Comment ce peintre pouvait-il avoir tant vu ? Elle connaissait si peu de la vie de Sance, en dépit de toutes ces heures muettes qu'ils avaient partagées... Un sommeil agité finit par gagner la jeune fille, où son dernier souvenir et son premier rêve se confondaient. Dans la brume de ses pensées, le visage souriant de Sance était penché au-dessus du sien, l'étudiant avec une douceur nouvelle.

.oOo.
Béryl grelottait dans l'atelier encore sombre, face à l'âtre éteint. Midi approchait. Assise sur une chaise, la jeune fille massait ses pieds trempés et glacés d'avoir marché à travers la campagne enneigée. Elle avait dû partir si vite de chez elle, anxieuse d'être en retard, sans aider sa mère à nettoyer la cour, sans même emporter un quignon de pain pour déjeuner. Une peine bien inutile. Personne ne semblait vouloir venir aujourd'hui.

Un frisson parcourut le corps de Béryl. Elle se leva brusquement en serrant autour de ses épaules un châle au tissu trop fin. Les murs tournoyèrent brièvement. Sa tête était lourde... elle se sentait si lasse... Béryl remarqua des taches jaunes et rouges qui brillaient au loin dans la pièce obscure. Une corbeille de fruits sur la table de chêne rappelait la chaleur enfuie de l'automne. Béryl s'empara sans réfléchir d'une pomme au rouge intense et la croqua avec avidité. Jamais elle n'avait autant apprécié cette chair sucrée et acide qui cédait sous ses dents...

"Bonjour, Béryl." Sance ne souriait pas. Etait-il contrarié ? Agacé ? Béryl se contenta d'une révérence muette, et sans poser une question, elle alla s'asseoir au milieu de la pièce, en rangeant le trognon de pomme dans son tablier. L'homme, toujours aussi grave, installa son chevalet et prépara sa palette, mais Béryl devinait par ces gestes que Sance était distrait dans ses pensées. Au moment de poser la brosse sur la toile, il s'immobilisa pour planter son regard dans celui de Béryl. Gênée, la jeune fille finit par demander:
" Quelque chose... ne va pas ? "
Les lèvres pincées de Sance s'ouvrirent dans un fin sourire, et ses yeux retrouvèrent un peu de la joie rieuse que Béryl aimait tant.
" J'ai besoin de quelqu'un pour m'aider à préparer mes couleurs. Armand est si maladroit quand il s'agit de mélanger les pigments... Pourrais-tu venir une demi-heure plus tôt ? "
Béryl hocha la tête, encore confuse. Qu'avait-elle fait pour partager à ce point la vie et l'art de Sance ?
" Tu seras rétribuée pour ton travail. Que dirais-tu si... oui, si Armand te servait à manger à ton arrivée ? Ne t'inquiète pas, ce sera un bon repas, bien consistant. " De plus en plus détendu, Sance commençait à balayer la toile de son pinceau. "Les corbeilles de fruits, je les conserve pour mes natures mortes."
Béryl resta immobile, digne modèle figé dans sa pose. Mais elle ne pouvait empêcher ses joues de rougir, ni ses yeux de briller, alors que Sance lui décochait un franc sourire.

.oOo.
Des tiges de réséda séché, une coupelle emplie de terre d'ombre, quelques coquilles de rochers des sables, un peu de gomme-gutte translucide dans un vase, le blanc d'argent dans une enveloppe...
Béryl posa sur la table quelques graines de bitume, du lapis-lazuli, deux racines rougeâtres, qu'elle avait tiré de l'armoire d'un main experte. Sance avait passé plusieurs matinées à lui détailler les étranges substances qui s'accumulaient sur les rayonnages, dans ce réduit à mi-chemin entre le garde-manger de la cuisinière et l'étal de l'apothicaire. Béryl souleva le chiffon qui recouvrait une petite cruche pour en humer l'odeur, les paupières closes. Au coeur de long hiver humide, Béryl retrouvait dans l'arôme de l'huile de lin la nostalgie des foins coupés, elle écrasait avec plaisir la garance qui dégageait une senteur puissante, pleine d'envies de printemps. Comme elle aimait cette heure passée au milieu de ces parfums précieux !

L'atelier de Sance lui avait d'abord semblé un lieu coupé du monde, étranger aux collines qu'elle aimait tant sillonner, à l'écart des arbres qu'elle admirait si souvent en chemin. Mais à tirer jour après jour ces teintes de la pierre, de la feuille, de l'os, à les concentrer dans le fusain, le pastel et l'huile, Béryl réalisait qu'elle s'était trompée. L'art de Sance venait lui aussi de cette nature qu'elle aimait, et il en portait la marque, elle le sentait, mais d'une manière moins immédiate, plus subtile. Plus intense. Sous le calme apparent de l'ordre affleurait l'impulsion joyeuse et sensuelle de la vie, prête à entraîner qui voudrait bien s'y adonner...

Béryl s'arrêta d'écraser le lapis dans le mortier de marbre. Elle regarda ses mains couvertes d'une fine poudre azur, étonnée de sentir dans sa poitrine son coeur battre si vite, si fort.

.oOo.
Le chant des oiseaux avait accompagné Béryl ce matin-là, alors qu'elle traversait les champs en friche enveloppés de brouillard. L'air n'avait plus la froideur cristalline de l'hiver. Alors qu'elle filtrait une décoction de prêle d'un vert intense, Béryl entendit la voix de Sance qui venait depuis l'atelier.
" Co... Comment m'avez-vous retrouvé ? "
Les paroles résonnaient, claires, presque chantantes. Sance était étonné, mais heureux.
" Pardonnez mon départ précipité... J'avais tant à découvrir... Je ne sais pas combien de temps je resterai ici... Non, je ne pense pas que j'irai là-bas. Pas maintenant en tout cas."
Avec qui s'entretenait-il donc dans l'atelier ? Pourquoi n'entendait-elle que Sance ? Une pointe de jalousie frappa le coeur de la jeune fille. Tant de respect, tant d'affection en si peu de paroles ! Béryl ne connaissait de Sance que la sympathie distante que l'on réserve aux jeunes cousines de la campagne ou aux servantes de longue date. Incrédule, elle découvrait une voix secrète que Sance n'avait jamais souhaité lui dévoiler.
" Bien, j'attendrai... A bientôt."
La phrase restait suspendue dans les airs, comme une promesse ou une prière. Un soupir, puis le silence à nouveau. Lorsque Béryl se hasarda hors de sa cachette, Sance était à nouveau seul dans l'atelier. Assis à la table de chêne sombre, il manipulait des cartes anciennes pour une réussite élaborée. Perdu dans ses pensées, Sance congédia rapidement la jeune fille.

.oOo.
Béryl s'était installée pour poser et Sance avait posé le canevas sur le chevalet. Mais cette fois, il ne prenait pas sa palette, il ne choisissait aucun pinceau. Il se contentait d'observer le visage de Béryl, l'air solennel. Au bout d'une petite éternité, il déclara, légèrement enroué:
"C'est fini, Béryl."
La jeune fille avait à peine compris et déjà l'artiste tournait le chevalet. Elle allait enfin voir cette peinture mystérieuse sur laquelle il avait passé tant d'heures, et dont elle avait tant rêvé au fil de ses nuits. Cette toile qui était devenue une part de Sance, et qui montrait une part d'elle-même proba...
"Oh !"

Le cri avait jailli, impossible à contenir. Surprise ? Terreur ? Joie ? Sance regardait Béryl, et Béryl regardait son portrait. Un petit format, à l'huile. Une jeune fille plutôt jolie, le teint pâle, la toisait, assise fièrement dans ce fauteuil que Béryl connaissait bien. Une lumière plaisante jouait avec les cheveux noirs dénoués qui retombaient sur ses épaules nues. Cette jeune fille ressemblait à Béryl, oui, mais la peinture de Sance n'avait rien d'un portrait de cour, appliqué et fidèle. Si seulement ! Car Sance ne s'était pas arrêté au nez retroussé de Béryl ou à la courbe douce de sa joue. Il avait continué, au-delà des apparences, dévoilant l'obstination de la jeune fille, son impatience, sa mélancolie, sa naïveté... Tout se voyait sur cette toile, absolument tout, les angoisses de Béryl face à la vie qui s'écoulait autour d'elle, ses craintes d'enfant, ses espoirs de femme. Sans le moindre scrupule, Sance avait posé sur la toile tout ce qu'il avait perçu en posant sur elle son regard inquisiteur et bienveillant

Emue, fiévreuse, Béryl comprenait pour la première fois ce que les hommes voyaient en elle. Sance lui infligeait une leçon d'une honnêteté bien douloureuse. Par ce tableau, elle savait enfin qui elle était, sans faux-semblants, sans maquillage, sous la lumière crue et égale de la vérité.
"Comment ? Comment avez-vous... ?" La jeune fille suffoquait, désespérée à présent, pointant le tableau du doigt. "Vous m'avez tout pris... tout volé... Tout est là... Il... il ne me reste plus rien !"
Béryl devina à travers ses larmes la silhouette de Sance qui s'approchait. Le peintre finit par s'accroupir face à elle et lui murmurer des paroles apaisantes qu'elle n'entendait pas. Seule comptait l'autre Béryl, celle sur la toile, plus authentique, plus réelle qu'elle-même.

De plus en plus inquiet, Sance voulut réconforter la jeune fille en posant délicatement sa main sur l'épaule de Béryl. Elle sursauta, désemparée, submergée d'une tendresse nouvelle en sentant ce contact inespéré. Béryl percevait la présence de Sance à ses côtés, incapable dans sa confusion de penser à autre chose qu'à la faible distance qui les séparait à présent, la chaleur paisible que dégageait ce corps si proche du sien... Troublé, Sance n'osait agir, effrayé de malmener un peu plus encore Béryl, si désemparée.

Un dernier hoquet, puis les pleurs cessèrent. Béryl se redressa soudain, fixant le tableau une dernière fois, avant de tourner son visage vers celui du peintre. D'un geste maladroit et décidé, elle posa sa main sur la joue de Sance. Au creux de sa paume, elle ressentait enfin cette barbe délicate, encore plus douce que ce qu'elle avait pu imaginer dans ses rêveries nocturnes.
"Je t'en prie, Béryl, ne..."
La supplique s'éteint inachevée sur les lèvres de l'artiste. Gênée, confuse, et pourtant déterminée, Béryl embrassait Sance, sans vouloir se préoccuper du passé ou de l'avenir.
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