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Chapitre 8 : Une ombre parmi les ombres (La Justice)

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Message  Sance Sam 19 Juin - 16:07

Béryl remonta le drap sur sa poitrine. Elle n'avait pas honte, simplement froid. Allongé auprès d'elle, pleinement éveillé. Sance fixait les poutres au plafond, les mains croisées sous la nuque. Il finit par murmurer, inquiet:
"Ne... ne tombe pas amoureuse de moi, Béryl.
- Pourquoi ? Tu ne veux pas de moi ?" La jeune fille se redressa, le coeur battant. Si vite ! Elle lui avait imposé ses désirs. Il avait accepté. Il ne lui avait rien promis, et il ne lui devait rien, au-delà de la poignée d'heures qu'ils venaient de partager. Et il allait se comporter comme tant d'autres, comme tous les autres, dirait la mère de Béryl.
Sance s'assit au bord du lit, et passa cette main si chaude, si douce, dans les cheveux de la jeune femme, tout en souriant avec une tendresse attristée:

- Tu es parfaite, Béryl. Je serai le plus heureux des hommes à tes côtés. Mais..." Sance se tut pendant de longues minutes. Puis il reprit sur le ton du rêve : "Il y a bien longtemps, dans un pays lointain...
- Je ne suis plus une petite fille, Sance. Tu le sais mieux que personne. Si tu en as déjà assez de moi, épargne-moi au moins tes contes de fées.
- Les fées sont les instruments du destin, et leurs histoires souvent bien cruelles." Sance paraissait bien sombre, et bien las. "Pardonne-moi, Béryl. Le passé finit toujours par acquérir le ton d'une légende - même pour ceux qui l'ont vécu. Ecoute-moi calmement, et tu comprendras."

.oOo.

Vishan parcourut le monde en trois enjambées,
donnant leur nom aux animaux, plantes, rochers,
puis il retourna au sommet du mont Saru,
et conta aux étoiles ce qu'il avait vu

.oOo.

Toc. Toc. Toc. Toc ! Toc ! TOC ! Les hommes et les femmes massés dans la cour du modeste temple tournèrent leurs visages cuivrés en direction de la porte. Car c'était bien de là que provenaient les coups menaçants, martelant avec force le sol de brique rouge. TOC ! TOC ! Brahspati lui-même s'arracha à ses textes de loi, mais l'interrogation muette qu'il lança à Mintul ne suscita chez le clerc qu'une moue d'ignorance. Assis en contrebas de leur estrade, un jeune homme vêtu d'un simple pagne commença à se balancer d'avant en arrière sur son banc. Le regard vide, il gémit de plus en plus fort, comme pour couvrir le bruit croissant. Une vieille habillée d'une longue robe dorée s'approcha et essuya le filet de bave qui s'échappait de la bouche du jeune imbécile. Puis elle essaya de le réconforter de quelques mots simples. Mais rien n'y faisait. Les coups continuaient, têtus, hostiles, résonnant toujours plus fort dans le temple où tout le village s'était donné rendez-vous, vêtu de ses tuniques les plus blanches, de ses saris les plus éclatants. TOC ! TOC ! TOC !

Le silence se fit, enfin, inespéré après la rage obstinée des coups intolérables. La foule laissa échapper un soupir. Satisfaction ? Surprise, plutôt, face à l'homme qui avait surgi dans l'embrasure de la porte. Car la haine si farouche, si entière qui émanait de lui tétanisa dans l'instant tous ceux venus assister au procès. Ce n'était pourtant qu'un mendiant crasseux, avec pour tout vêtement un drap rapiécé et brunâtre. Ses cheveux hirsutes étaient couverts de poussière, sa longue barbe maculée de boue. Il agrippait fermement deux grosses branches de mercal contre son corps en guise de béquilles, car au bas du pagne, sa jambe gauche se terminait en un moignon difforme, incapable de supporter le poids d'un homme.

Brahspati se racla la gorge sans quitter l'homme du regard. Voilà longtemps qu'il n'avait pas hésité autant à prononcer les paroles rituelles. Le mendiant infirme les fascinait tous, et lui le premier. Enfin, le jeune homme imbécile recommença à se balancer lentement, de droite à gauche cette fois. Brahspati se résolut à briser le silence de sa voix grave:
"Varuna et Mitra, aidez les hommes imparfaits à discerner le juste du faux, le bon du mauvais, l'innocent du coupable. Gardiens des serments, magistrats célestes, vous qui décidez du sort des hommes et des dieux, partagez votre sagesse avec vos serviteurs, qui vont écouter, comprendre, juger."
Le mendiant laissa échapper un bref ricanement de défi. Imperturbable, Mintul lut avec l'application morne qui lui était coutumière l'acte d'accusation:
"Nous sommes rassemblés aujourd'hui pour juger Sansaliom, intouchable et mendiant" - le clerc désigna l'homme aux béquilles - "accusé d'avoir par sorcellerie poussé à la folie son compère d'infortune, le voleur Bhima." - en entendant son nom, le jeune homme au pagne glapit en roulant des yeux affolés.
"Prouvez-le !" La voix avait rugii puissante, colérique, avec un accent rocailleux, inconnu dans les villages des contreforts du Bulte. Un murmure de réprobation parcourut la foule. L'infirme avait parlé ! Il avait parlé sans attendre la question !
Impassible, Brahspati examina le mendiant avec une intensité peu commune, puis il ordonna au clerc d'une voix sans réplique : "Premier témoignage !"

.oOo.
Une pièce tomba dans la coupelle avec un bref tintement. La première de la journée. Et pourtant, l'après-midi était bien avancée. Pour le malheur de Sance, c'était l'époque des moissons, et tout le monde était parti travailler aux champs.
"Dhanyavad, rani. Vishan vous le rendra."
Sance adressa ses faibles remerciements à la paire de pieds qui s'éloignait. Affalé contre l'escalier du temple, écrasé par le soleil implacable, il ne tentait même plus de relever le menton. A quoi bon ? Ils ne donnaient pas par compassion ou par pitié à son égard, mais par simple égoïsme, pour gagner ce paradis promis par les prêtres et les hymnes, un paradis dont il était, lui Sance, exclu. Etranger, intouchable, bon à rien, voilà des mois qu'il traînait sa misère de village en village, les ailes brisées, l'âme morte. Même son art l'avait quitté. Ses mains ne traçaient que des gribouillis confus et tremblants, comme si tout une part de son être n'avait pas réussi à traverser cet atout maudit. Ne restait-il donc à Samadhi qu'une esquisse de Sance, privée de force et d'esprit, sans commune mesure avec l'homme de Knockany ?
Les premiers temps, il avait bien essayé de contacter son père, mais les atouts étaient restés désespérément tièdes... Peut-être n'était-ce pas plus mal finalement, conclut Sance avec amertume. Même s'il le pouvait, oserait-il se présenter à Delwin dans cet état ? Lui qui était parti plein de fougue et d'entrain, prêt à découvrir ce monde et à le conquérir, le voilà réduit à attendre l'obole des dévots, avec le pain du soir pour seul but à son existence.
Une autre paire de pieds. Une autre pièce ?
"Alors, le boiteux, les affaires marchent ?" Le jeune homme s'esclaffa dans un rire grossier.
"Laissez-moi, raj. Je ne veux pas... d'éstoire." Nerveux, Sance perdait les quelques mots de langue de Samadhi qu'il avait pu apprendre ces derniers mois.
"Mmh. Pas terrible. Mais ça ira pour cette fois." L'adolescent pauvrement vêtu commença à se baisser. Sance, plus rapide, se pencha pour recouvrir la coupelle de sa main.
"Tu pourrais être poli, rase-crotte" cracha le jeune homme en se saisisant du poignet de Sance pour le tordre d'un mouvement sec. Le hurlement de Sance alla se perdre dans les rues du village endormi.
"Allez, tu vas me donner bien gentiment cette pièce." Sance commença à se débattre. Le jeune homme afficha une grimace satisfaite, comme s'il avait espéré une telle réaction. Il porta une main au cou de Sance, puis l'autre, avant de hisser le mendiant à sa hauteur tout en broyant sa gorge.
"Je t'avais prévenu. Dommage pour toi." Sance percevait le sifflement rauque de sa propre respiration, alors que son agresseur l'observait avec délectation. Qu'allait-il infliger à Sance ? Terrifié, affolé, privé de son corps, que pouvait-il faire face à ce voleur ? Face à ce voleur... Ce voleur !
Les rues sombres de Knockany et la silhouette du mystérieux Vilman illuminèrent la mémoire de Sance comme un éclair, libérant des forces qu'il avait lui-même oubliées. Cette ivresse de rage, cette audace, il la retrouvait à présent, alors que son esprit s'élançait à l'assaut de celui qui relâchait son étreinte, soudain incertain et confus. Mais rien ne détournait la volonté de Sance, toujours plus forte, plus sauvage, entraînant les deux hommes dans le tourbillon ardent d'une lutte sans merci, prêt à tout pour la vengeance, la victoire, jusqu'à tomber dans ces limbes froids et opaques où leur esprit risquait de se perdre à jamais...
Au crépuscule, les hommes et les femmes revenus des moissons avaient trouvé Sance et le voleur sur la place du village, allongés côte à côte, inconscients. Il leur avait bien fallu plusieurs cruches d'eau pour tirer les deux hommes de leur torpeur. Lorsqu'il s'était réveillé à côté du mendiant, le voleur terrorisé avait fui en poussant des hurlements bestiaux.

.oOo.
Brahspati revint de la petite pièce austère où il s'était retiré. Il lui fallait affronter tous les villageois, à nouveau assemblés dans la petite cour. Mais surtout, il devait soutenir le regard de Sansaliom, empli de morgue et de mépris.
"Moi, Juge Brahspati de Ryali, ai reçu le conseil de Varuna et Mitra en ce jour.
Pour le crime terrible qu'il a commis, nous condamnons Sansaliom à travailler pendant cinq soleils à l'hospice de Dehl. Il pourra ainsi racheter ses offenses en s'occupant des infortunés qui, comme sa victime et comme lui-même, ont perdu la raison ou la santé.
Bhima sera emmené jusqu'au monastère des indigents à Ryali, où les frères de Gansh sauront prendre soin de lui.
J'ai dit."

D'un coup de gong définitif, Mintul marqua la fin du procès. Une fois la surprise passée, les paysans quittèrent lentement le temple, non sans commenter à voix basse le verdict. Mais au moins, le mendiant sorcier ne resterait pas au village. Au soulagement de Brahspati, Sansaliom finit se détourner de son juge et fixa le sol devant lui, sourcils froncés, sans rien dire.

.oOo.
Brahspati demanda à son clerc de ranger les édits du raj. Après quelques minutes passées à trier les rouleaux à terre, Mintul s'immobilisa, la mine renfrognée:
"Je ne comprends pas... votre jugement. La décade dernière, vous avez condamné à mort un sorcier qui avait abusé d'une femme grâce à sa magie. Et aujourd'hui, vous avez sauvé ce mendiant, et vous l'emmenez avec vous à Dehl, par-dessus le marché ! Tout cela est compliqué. Trop compliqué. Je ne comprends pas."
Brahspati s'autorisa un instant de vanité face à son pauvre clerc. Mais bien vite, il se rappela que la voie octuple des brahmanes condamnait de tels sentiments d'orgueil.
"Oui, mon pauvre Mintul, cela te dépasse, je m'en doute. La décade dernière, je jugeais un homme qui voulait acquérir la puissance des dieux. De tels actes contre nature doivent être punis sévèrement. Mais aujourdhui... Un prêtre pourrait-il juger les actes de Vishan, quand bien même ce dernier essaierait de se faire passer pour un homme ?
- Vous osez comparer cet homme au dieu Vishan ?" Même outré, ce pauvre Mintul arborait toujours cet air naïf que Brahspati s'efforçait de supporter patiemment. Après tout, le clerc avait posé sa question sans réfléchir. Il ne servait à rien de s'irriter.
"Non Mintul, je ne pourrais pas le comparer à Vishan..." se défendit Brahspati sur un ton ironique. "Car ils ne se ressemblent pas. Certains dieux restent cachés aux hommes, tandis que d'autres viennent à leur rencontre, Mintul. La sagesse consiste à voir la divinité de chacun, et à l'accepter."
Mintul se hâta de ramasser les feuillets pour quitter le temple en secouant la tête, dégoûté. Seul dans la cour désertée, Brahspati médita longuement sur ses propres paroles, tentant d'y lire l'avenir de Sansaliom, et le sien. Mais encore une fois, l'illumination se refusa au prêtre de Vishan.
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