Polgara - Acte II (La Longue nuit)

"Qui êtes-vous ?"
- Polgara Acoma. Je suis... la nouvelle femme d'Halvor Lame d'Argent."

Ces mots surprenaient encore Polgara quand elle les prononçait, et pourtant, n'était-ce pas vrai ? Après tout, c'était bien ce qu'Halvor avait affirmé quand elle était arrivée au camp. Certes, au début, cela n'avait été qu'un mensonge commode pour couper court aux regards lourds de désir et d'envie que lui adressaient tous les autres trappeurs. Les premiers temps, elle s'était bien agacée de la présence d'Halvor, et surtout de ses remarques moqueuses, quand elle s'étonnait de la vie du campement. Où aurait-elle appris l'art de tanner les peaux ? La manière de réparer un traîneau ? Mais petit à petit, Polgara avait compris qu'Halvor se cachait derrière le masque de la raillerie pour ne pas lui dévoiler ses senstiment. Et insensiblement, au fil des semaines, elle s'était surprise à attendre avec impatience le retour des chasseurs à travers les collines enneigées, scrutant l'horizon régulièrement, dans l'espoir de voir surgir cette silhouette athlétique, pleine d'énergie et d'assurance, silhouette d'Halvor. Et même ce visage massif, au nez cassé, enfoui sous une barbe mal dégrossie... Polgara lui trouvait une beauté rude, à l'image de cette Hibernia dont l'hostilité n'était qu'apparente. Elle aimait les rides et les aspérités de ce visage, car elle pouvait y lire tout ce qui faisait Halvor. Un chasseur courageux et taciturne, un homme sans merci pour les animaux et les hommes qu'il affrontait, mais aussi un père patient qui pendant des heures enseignait à son fils l'art de de dresser un piège, de pister un cerf...

Il avait suffi d'une nuit d'Hibernia, un peu plus froide, un peu plus solitaire que les autres, une nuit qui semblait ne jamais vouloir finir. Soudain, Polgara en avait eu assez de grelotter sous un entassement de fourrures gelées, alors qu'à quelques pas l'attendait la chaude tendresse d'un homme. Et sans même plus y réfléchir, mue par l'instinct de l'évidence, elle avait rejoint Halvor dans son lit. Retrouver le contact soyeux de sa peau, l'étreinte puissante des ses bras. Découvrir avec étonnement la fougue joyeuse de ce corps si beau, si jeune, si ardent... A l'aube, Polgara et Halvor étaient toujours allongés l'un contre l'autre, épuisés, heureux. Le mensonge avait fini par devenir vérité.


Le soleil était sur le point de se coucher sur les Fjollen. Ce n'était plus la Saison du Brouillard pendant laquelle Polgara avait rencontré Halvor, mais celle du Gel, aux nuits si longues, aux jours si brefs. Polgara se réchauffait au feu qui brûlait doucement au fond de la grotte, tandis que Wodan le guérisseur faisait boire une décoction à Till avant de le laisser se rendormir. Le vieil homme à la peau d'ours se leva et se rapprocha du feu péniblement, appuyé sur une canne en bois décorée de crocs de toutes tailles et de toutes sorte. Polgara ne pouvait détacher son regard des nombreux pendentifs accrochés au cou du vieil homme. Les pierres précieuses semblaient animées d'une vie propre, s'illuminant et s'éteignant sans cesse au gré des flammes qu'ils reflétaient. Wodan constata d'une voix cassée par l'âge:
"Il survivra à la fièvre blanche. Votre fils sera peut-être même sur pied demain."
- Ce n'est pas mon fils. Je suis juste... sa marraine." Polgara rougit en prononçant ce mot. Mais Wodan, abasourdi, ne regardait plus la jeune femme. Parmi les colliers qui pendaient à son cou, un saphir venait de s'éclairer d'une lueur intense, à la pulsation régulière. Wodan s'exclama : "Par la grande Déesse ! Ça recommence !" avant de sortir de la grotte en toute hâte. Polgara, étonnée, suivit le vieillard trébuchant, avant de s'arrêter, le souffle coupé par le paysage pétrifié qui s'offrait à elle.
Tout Hibernia s'étendait à leurs pieds éclairée d'une pleine lune généreuse. Polgara distinguait les Collines Sombres, la Forêt de Vendr, puis la Grande Plaine traversée par la route de la Tour Blanche. De village en village, on atteignait les remparts de Caer Givris à l'horizon. Impossible de se méprendre. Les hautes tours glacées du château de Jadis s'élançaient, raffinées, orgueilleuses, pour se perdre parmi les nuages gris et de bleus. Wodan constata en empoignant le saphir parcouru d'une pulsation lumineuse intense:
" Le solstice. La nuit la plus froide. Le moment où les pouvoirs des Glaces sont les plus grands. Elle veut faire quelque chose.
- La reine ? Vous... vous la connaissez ?"
- Les Trappeurs d'Halvor lui mènent la vie dure, mais ils ne sont pas les premiers à se dresser contre elle... Il y a longtemps, j'ai tenté moi aussi de lutter, magie contre magie. " Wodan soupira avant de murmurer: " C'est elle qui a fait de moi ce vieillard infirme.
- Dès que je la verrai, je la combattrai, de toutes mes forces !" répondit Polgara avec une ferveur un peu naïve. Wodan acquiesça sans quitter le paysage des yeux :
" Elle sort rarement du château de Caer Givris. C'est la source de son pouvoir et sa protection la plus certaine. J'étais parti à Caer Givris, la défier sur son terrain.... Ne commets pas la même erreur." Polgara ne répondit pas, elle qui avait déjà tenté de pénétrer le château des Glaces à deux reprises. En proie à ses souvenirs, Wodan se tut longuement avant de reprendre: " Où que tu la rencontres, tu la reconnaîtras sans peine à son diadème. C'est l'insigne de son pouvoir, ce qui fait d'elle la reine d'Hibernia. Jamais elle ne s'en sépare."
Les nuages accrochés aux tours de Caer Givris se zébrèrent d'éclairs silencieux, en écho silencieux aux pulsations du pendentif de Wodan. Puis une lueur bleutée descendit jusqu'aux fondations du château pour se répandre à travers la campagne en éclairant des points épars du paysage. Polgara parvenait à en localiser certains. Des villages, quelques fermes isolées, mais aussi, dans la forêt de Vendr...
" Est-ce que ce ne serait pas le campement des Trappeurs, là-bas ? demanda-t-elle en se mordant la lèvre.
- Je ne sais pas. Voilà longtemps que je ne quitte plus cette grotte." Wodan ajouta sur un ton sombre. "Mais Jadis va certainement abuser de son pouvoir sur Hibernia cette nuit."


Polgara redescendit des Monts Éternels le lendemain, aux premiers heures du jour, le coeur empli de crainte. Allongé dans le traineau, Till lui lançait de faibles sourires qu'elle ne parvenait pas à lui retourner. Quand ils arrivèrent au campement dévasté et silencieux, accueillis par des traineaux brisés et des statues de glace, Polgara posa sa main sur l'épaule de Till en pleurant doucement, car elle devinait déjà ce qui s'était passé. Puis sans perdre un instant, elle s'agenouilla dans la neige à côté d'une des statues de glace en fermant les yeux. Epuisé, en larmes, Till s'endormit dans le traîneau sans comprendre.

Quand Till se réveilla, plusieurs heures plus tard, il découvrit des Trappeurs qui s'esclaffaient autour d'un grand feu en se passant une bouteille de rakh. Enveloppée de fourrures, Polgara était assise au milieu d'eux, heureuse et épuisée. Il courut vers eux en s'écriant:
"Vous êtes là ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Ta mère nous a sauvé la vie, fiston. Sans elle, on serait tous morts de froid, répondit le gros Sven. C'est une sacré bonne femme ! Pour Polgara, hip hip hip...
- Hourra !" répondirent tous les Trappeurs dans un grand rire.
Polgara se sentait exténuée, mais c'était à cause du nombre d'incantations, et non en raison de la difficulté du sortilège. Du froid élémental, rien de plus... Était-ce donc là toute la magie de Jadis ?
"Et papa ?" demanda naïvement Till.
Soudain, plus personne ne riait autour du feu.
" On sait pas, répondit Sven avec embarras. Ton père était pas avec nous... Tu sais, fiston, Halvor est un grand chef. Il est trop courageux pour que cette salope de reine le laisse tranquille. Il... " Sven ne savait pas s'il devait déjà tout annoncer à Till. Mais le gamin le saurait tôt ou tard, alors à quoi bon ? "Il a été emmené par ces putains de Guerriers des Tempêtes."
Till regarda les Trappeurs, incrédule, avant d'exploser en larmes. Car tous savaient ce que cela signifiaient. Si les Guerriers des Tempêtes ne le tuaient pas, Halvor deviendrait l'un d'entre eux.

Polgara serra Till contre sa poitrine en tremblant de froid, et de rage. Elle savait qu'elle deviendrait la prochaine Reine d'Hibernia. Peu lui importaient la mission de Fiona, ou les recommandations de John. Peu lui importaient ses doutes et ses remords. Seul comptait Halvor à présent.