Hors-Série collector : Darla à la montagne - 1

« On peut être nihiliste de deux façons, et chaque fois par une intempérance d'absolu. Il y a apparemment les révoltés qui veulent mourir et ceux qui veulent faire mourir. Mais ce sont les mêmes, brûlés du désir de la vraie vie, frustrés de l'être et préférant alors l'injustice généralisée à une justice mutilée. A ce degré d'indignation, la raison devient fureur. »
Camus, L'homme révolté




D'abord, la solitude, la rage inutile. Marcher de vallée en collines, de collines en vallées, éviter la population locale , pêcher... Tout cela ne défoule pas. Et pourtant, pas après pas, le vide se fait. Il ne reste qu'une colère vaine.

Bientôt, chaque jour, à la même heure, je sens une extension du Logrus me caresser. Chaque jour, à la même heure, je la repousse sans me poser de questions. Et c'est toujours sans me poser de questions, juste parce que j'en ai assez, que je la laisse faire. C'est Zork. Il prend sobrement de mes nouvelles, me propose de me donner à manger tous les jours. Au départ, je refuse, voulant me débrouiller seule. Mais il fait valoir que je ne pourrais pas toujours suivre la rivière. Comme toujours, je lui donne raison.

Lorsque je commence à monter les plateaux, la gravité devient plus écrasante encore. Je comprends vite que plus je monterai en altitude, plus mon corps appellera le repos de la situation couchée. Devenir comme la mousse accrochée au rocher, végétant misérablement et vivant tout de même, et cela sans autre souci que de savoir quand il pleuvra de nouveau... N'est-ce pas ce que j'ai fait jusqu'ici ? Ayant une vie misérable sans buts et sans réelles contraintes ? Je me plaignais de ma mère... Elle pourrissait mon existence. Voilà une existence bien vide que bien peu de choses a réussi à troubler ! Je le comprends maintenant que les choses ont changé. Qu'aurais-je donné pour le comprendre avant !

Puis peu à peu vient la tristesse, l'envie de renoncer vraiment. A quoi bon continuer ? Pourquoi lutter ? Le serpent avait été là à la cérémonie, il avait vu ses sujets mourir, et n'avait rien fait. C'était peut-être lui qui avait demandé cette funeste cérémonie... Que faire contre un dieu ?

Il m'a reniée. Abandonnée. Laissée seule.

Je dors, je marche. Je sens quand l'altitude augmente, pendant quelques temps je marche moins facilement. Puis je finis par m'habituer, et marche de mon rythme lent mais sûr. La montagne se fait chaque jour plus proche. Je mets mon pied devant l'autre, inlassablement, parfois je ne sais même plus pourquoi. Mais je continue.

Zork s'inquiète de me trouver le regard de plus en plus vide. J'ai perdu quelque chose. Cela va bien au-delà des lieux de mon enfance, de mon héritage, de l'espoir de passer le Logrus. Je suis devenue réellement un arbre sans racine.


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EXTRAIT DU JOURNAL DE DARLA

Jour 1.

J'ai demandé à Zork de me fournir de quoi écrire pour lutter contre la solitude. Je crois que j'ai bien fait. Les pensées tourbillonnent dans ma tête et sont à deux doigts de me rendre folle. Je n'ai qu'une envie : m'en débarrasser.

Hier, je me suis faite attaquée par des sortes de hyènes rapides et puissantes. Ralentie par la gravité, j'ai eu bien du mal à les éliminer. Les nombreuses blessures m'ont laissée à terre – à terre, moi, Darla ! Et dans ce moment où mon corps se prenait en charge, j'ai compris que je tenais à la vie. J'avais su lutter contre mes ennemis par instinct, et dans la souffrance je voulais encore vivre.

Hier encore je me sentais vide, aujourd'hui, je me sens neuve. Avoir dû me battre de nouveau m'a comme réveillée. J'ai de nouveau la hargne. Je gravirai cette montagne. Je deviendrai plus forte, physiquement et moralement. Quelque soit le nombre de mes ennemis, je n'aurai plus peur.

Puisque rien n'a plus de sens – puisque ma vie n'a plus de sens, n'étant plus souhaitée du Serpent - mais que je vis et veux vivre quand même, alors je ferai de ma vie un non-sens. Je m'opposerai à ce que j'ai aimé, et ferai tout pour le détruire.

Je ne peux m'empêcher de penser à Géa et, malgré moi, l'ironie de la situation me fait sourire.

Oui, après tout. Mieux vaut en rire, n'est-ce pas ?

[...]

Jour 8

Quand j'étais seule face aux abysses, j'étais heureuse. Je n'avais plus peur de décevoir. J'ai toujours rêvé d'y plonger pour y trouver l'oubli, sans oser cependant. Cette masse mouvante, s'étendant à l'infini, terrifiante, m'a toujours fascinée. Comme la mort que je distribue si promptement, sans le vouloir parfois. Il y a en moi une force qui me dépasse. Si parfois j'ai l'impression d'être un pion qu'un joueur d'échec déplace à sa guise, j'ai parfois l'impression aussi de pouvoir couper la main qui use de moi ainsi qu'un outil utile, puissant mais limité.

C'est cette force que je dois trouver, car j'ai peur. La forêt de fougères où je me trouve est infectée d'insectes qui piquent et mordent sans cesse. Le « forêt » ne dépasse pas mes genoux, et pourtant c'est une horreur. Je ne vois pas mes ennemis en surnombre. Je n'ai que cette nuit de répit, dans cette grotte où j'ai réussi, enfin, à faire du feu, malgré la pluie qui ne cesse pas depuis deux jours – deux jours pendant lesquels j'ai passé mon temps à écraser les fourmis, les araignées, parfois de taille effrayante ! Je suis harassée de cette lutte perpétuelle.

Je devrais avoir l'habitude pourtant, mon esprit me maintenant jusqu'ici toujours dans cet état de menace et d'opposition. Et quelque part, il faut le dire, ça me défoule. Mais j'ai peur de ne pas tenir le rythme.

[...]

Jour 13

Cela fait un peu plus d'un jour, je crois, que je suis sortie de la forêt. Je me suis endormie comme une masse, tant j'étais fatiguée ! Mes pieds étaient si douloureux que j'avais bien du mal, sur la fin, à marcher. Mais ramper, c'était mourir. Et j'ai tenu bon. Je vais prendre une pause de quelques jours, tant j'ai les muscles endoloris.

[...]

Jour 18

Voilà 2 jours que j'ai repris ma marche. Je suis étonnée de la rapidité avec laquelle mon corps s'adapte. Déjà, je me sens moins oppressée par la gravité qui était pourtant devenue quasiment insoutenable.

J'ai découvert aujourd'hui une nouvelle espèce pacifique. Ce sont des espèces de grands ours gris qui ne se mettent pas debout. La première fois que je suis tombée nez à nez avec un, j'ai senti tous mes poils se hérisser. Lui aussi... Il a fui pus vite que moi quand j'ai crié de surprise. Il semblerait qu'ils soient très nombreux, vu le nombre que j'en ai croisé. Ils me regardent passer avec curiosité, sans chercher à m'approcher.

[…]

Jour 21

J'ai compris ! J'ai enfin compris d'où vient ma plus grande erreur, ma plus grande faiblesse ! Pourquoi je me suis faite avoir par Shu, et par tant d'autres.

Je n'ai jamais su me mettre à la place des autres, tenter de comprendre leurs motivations, leurs buts. C'est pour cela que je n'ai jamais pu anticiper quoique ce soit, et étais si manipulable.

Quand je réalise cela j'ai envie de me cogner la tête contre les murs ! C'était pourtant si simple... Et dire que ce sont les ours (je les appelle ainsi, à défaut de pouvoir leur donner d'autres noms) qui m'ont donné cette leçon d'altruisme !

Pitoyable...

Et pourtant, je ne me sens pas de joie. Peut-être est-ce le fait d'être entourée de petits oursons. Dire que j'ai failli tuer leur mère. Si je ne m'étais pas posé la question « pourquoi » - j'ai l'impression que c'était la première fois de mon existence que je me la posais...

Cela m'ouvre des perspectives sur les choses qui m'entourent infinies !

J'aurais dû comprendre bien plus tôt que les Cours nous seraient pour toujours interdites. Zork peut se permettre de penser que c'est une question d'années. Sa mère est encore là-bas. C'est pour ça, sûrement, qu'il ne souhaitait pas que je tue Shu – cela pourrait retarder sa réintégration.

Mais pour moi c'est différent. Je ne tiens pas assez aux Cours pour y revenir au prix de ma défaite. Car pardonner, c'est renoncer. Il en est hors de question. Quelle que soit ma peine, je continuerai à lutter pour les Cours telles que j'aurais aimé qu'elles soient. J'espère que Merlin, où qu'il soit, garde cette idée. Mais que pourrait-il faire contre le Serpent ? Quelle est son alternative ? En a-t-il une ? Peut-être est-il simplement rentré à Ambre, dans sa famille, abandonnant tous ceux qui, comme moi, ont trop cru en lui...

Méréas m'avait parlé de la marelle de Corwin. Il pensait que Merlin avait pu s'y rendre. Mais ça reste une marelle. Qu'y aurais-je à faire ?

Finalement, c'était peut-être mieux quand je n'essayais pas de comprendre.

[…]


Jour 22

Sance me manque. Je m'étais habituée à sa présence rassurante, à ce regard à la fois grave et empathique qu'il posait sur les gens.

Que fait-il ? Pense-t-il à moi quelquefois ? Combien de temps s'est-il écoulé pour lui ? De mon côté, son absence devient pesante, comme un fardeau supplémentaire.

Et quoique j'essaie de lutter contre le doute qui m'assaille, je me demande pourquoi il m'a forcée au silence. Parfois, je me demande si une fois encore je ne me suis pas faite avoir. Après tout, son premier baiser n'a eu lieu que lorsque j'ai compris son ascendance. Était-ce pour s'assurer de mon silence ? Puis m'a-t-il jugée ensuite trop encombrante ?

J'essaie de lutter contre ces idées, de me rappeler ses sourires, ses regards. Mais n'avait-il pas su prodiguer les mêmes à ma mère ?

Je ne sais plus. J'ai mal.

Zork, lui, est bien là pour me soutenir. Pourquoi n'est-il pas Sance ?

[…]

Jour 24

Demain, j'attaque la remontée de la gorge. Le bruit effroyable qui en provient me maintient en permanence sur mes gardes. Que vais-je y trouver ?