Un et Deux - Chapitre I

Méréas Mar 1 Mar - 13:28

Les deux individus étaient attablés et dégustaient un vin dont l'origine s'était perdue depuis des siècles. Sans être excellent, le breuvage les accommodait plus par habitude que par son goût.
A vrai dire, aucun des deux ne savaient vraiment pourquoi ils continuaient à avaler ce vin, voir même tout autre liquide, vu qu'ils étaient décédés depuis des lustres et de fait n'avaient plus aucun besoin biologique. L'habitude, encore une fois.

On ne pouvait rien distinguer d'eux si ce n'est une main osseuse qui se glissait de temps en temps en dehors des amples vêtements de tulle bruns qui les couvraient de la tête au pied.
La capuche de l'un était le miroir de l'autre et ne contenait qu'un vide absolu que les ténèbres environnantes renforçaient. Après tout, à quoi bon une lumière si l'on a plus d'œil pour en profiter ?
Mais aussi loin qu'ils se souvenaient, et leur mémoire était ancestrale, ils avaient toujours vécu dans les bras de la nuit totale, telle avait été leur punition. D'abord en vie puis mourants et aujourd'hui totalement morts, ils occupaient le temps à débattre.

Tous les sujets y passaient, nature, politique, guerre, stratégie, amour, aucun de manquait à l'appel, pas même les ombres, le Logrus ou la Marelle qui demeuraient leurs sujets favoris encore aujourd'hui.
Qui étaient ces deux êtres que la vie avait oubliés ? Seul leur geôlier pourrait le dire s'il n'était lui-même pas mort. A la différence qu'eux résidaient dans un endroit isolé de tout, même des lois physiques qui faisaient de la mort un état permanent.
Ils flottaient donc entre une existence réelle et fantomatique sans trop savoir comment en sortir.

Celui qui se nommait Un prit une autre bouteille simplement en tendant le bras. Elle apparu des mailles de l'ombre et était identique à toutes celles qui jonchaient le sol et qui avaient formé avec le temps une montagne de verre. Deux, l'autre, jeta la bouteille vide. On l'entendit tinter quelques minutes déclenchant à nouveau une petite avalanche de cadavres verts qui amplifia le bruit du verre qui s'entrechoquait et se brisait.
Patients, Un et Deux attendirent que le silence revint et s'étonnèrent une fraction de seconde que ce dernier mis quelques secondes de plus que les fois dernières. La théorie du chaos avait encore frappée.

"Une minute dix huit secondes." Fit Un. Il ne se trompait jamais.

"Voilà trois ans, cinq mois, huit jours, sept heures, dix huit minutes que cela ne s'était produit." répondit Deux. Il ne se trompait jamais.

"Et deux jours, quatre heures, vingt minutes que ca n'a pas été aussi long.

- Ce qui fait que cette bouteille a chut de cent vingt deux mètres et quarante centimètres.

- A partir du goulot ou du cul ?

- Tu sais très bien que nous avons établit il y a deux cents trente trois ans , huit mois et vingt trois jours, que nos distances sont toujours prises à partir du goulot.

- C'est vrai." et Un versa le vin dans les deux verres. Ses trois doigts de la main gauche saisirent le pied et le verre disparu un instant sous la capuche avant de réapparaitre avec un tier de son contenu en moins.
Deux fit de même et la même quantité fut bue.
Un court silence de plusieurs heures s'installa avant que Un ne prit la parole.

"La Marelle.

- Je t'écoute."

C'est ainsi qu'un sujet était lancé. Bien sûr, ils avaient débattu des milliers de fois sur la Marelle mais plutôt que reprendre les arguments déjà exposés, ils recommençaient le débat à zéro pour voir où ca les menaient. Parfois, ils se rendaient compte qu'il était l'exacte réplique d'un débat vieux d'un siècle et parfois ils remarquèrent des éléments nouveaux dans leur argumentation.
Cette fois là n'apporta rien de nouveau et la conclusion fut la même que la dernière discussion à ce propos.
Une question leur taraudait l'esprit : Comment Dworkin avait-il pu chipper l'œil au Serpent du Chaos ?
Il est assez paradoxal qu'un détail aussi insignifiant dans la création de tout le multi univers fut au centre de leur préoccupation. Mais les questions les plus importantes avaient déjà été traitées et une solution leur avait été trouvée.

N'allez pas croire qu'ils avaient raison sur tout mais ils avaient finis par tomber d'accord et étant les deux seuls êtres ici présent, autrement dit représentant cent pour cent de la population, ils estimèrent que leurs solutions étaient forcément les solutions.
Par exemple, ils finirent par admettre que la Marelle était au centre et les ombres l'entouraient de toute part.
Ils établirent que les ombres, reflets de la Marelle qui s'estompaient à mesure qu'on s'approchait des cours du chaos, avaient été créées en même temps que la Marelle.
Ils conclurent que Dworkin était le créateur du multi univers et que potentiellement ses pairs étaient assez jaloux.
Sentiment puéril certes mais qui expliquait à lui seul le comportement des puissants des ombres, d'Ambre et des Cours.
Ils devinèrent que Dworkin ne s'était guère éloigné du Logrus pour dessiner la Marelle car sans ombres, la notion de distance n'existait pas. L'éloignement se produisit quant les ombres nouvellement créées s'insinuèrent entre la Marelle et le Logrus.

Mais une fois encore, cette notion de distance était à prendre avec des pincettes car les lois physiques différant d'une ombre à l'autre, on ne pouvait certes pas établir avec précision la distance séparant Ambre des Cours. Surtout si on admet que des ombres sont elles même infinies comme la Terre avec son univers, sa galaxie et tout le toutim.

"Et si l'univers de la Terre était en fait une multitude d'ombres, suffisamment proches pour les confondre ?"Un aimait aller jusqu'au bout des débats.

"Dans ce cas, il faudra redéfinir ce qu'est une ombre simplement."Deux aimait les réponses simples, il continua :

"Nous avons définit une ombre, rappelles toi, comme un espace fini à partir duquel on ne peut sortir sans intervention d'un pouvoir primal.

- Justement, les terriens ne peuvent pas aller sur Jupiter ou Pluton, encore moins dans la Voie Lactée.

-Pour le moment, parce que leur technologie ne leur permet pas, mais les lois physiques en demeure, elles, l'autorisent donc c'est une seule et même ombre.

-Et si les lois physiques ou la nature de l'ombre limitent la technologie de telle sorte qu'un tel voyage est impossible tout en le laissant paraître possible à ces ombriens.

- Dans quel but ?

- Les faire rêver. Nous avons vu que certaines peuplades ne peuvent progresser qu'en rêvant, en imaginant l'impossible.

- Donc d'après toi, l'univers dans lequel baigne la Terre serait une autre ombre, voire plusieurs mais visible de la Terre pour que les terriens s'imaginent y voyager pour les inciter à progresser ?

- C'est ça !

- Ca se tient, ce qui ferait de l'ombre Terre, une ombre de première importance, mais encore faudrait-il qu'on puisse se rendre sur place pour constater la possibilité ou l'impossibilité du voyage."

Car Un et Deux étaient bel et bien bloqués dans leur ombre, si toutefois on peut l'appeler ainsi. A leur emprisonnement, ils en avaient vite fait le tour, un endroit de ténèbres aux dimensions indéfinies car sans repère. Une table, deux chaises et la possibilité de boire un vin à l'infini. Plus ils s'éloignaient, plus le mobilier les suivaient mais sans bouger.
Et puis l'ombre s'étendit au fur et à mesure que les bouteilles vides s'amoncelaient.
Pendant des années, ils descendirent et gravirent la montagne de bouteilles pour finir par se lasser et rester simplement assis.
Qui étaient-ils pour avoir mérité ainsi châtiment ? Ils n'étaient ni puissants ni importants et la mémoire sur leur vie antérieure leur faisait défaut.
Un finit son verre, Deux le suivit. Et une autre bouteille.