Un et deux - Chapitre III

Méréas Mar 5 Avr - 14:35

Jack était attablé à la terrasse d'un café non loin de Central Park. Un crayon à la main, il esquissait les passants et les clients croquant un instant fugace de leur vie.
Ses pensées perdues dans les limbes de son enfance, sa main allait et venait sans qu'il s'en rende compte formant rapidement un dessin qu'on aurait pu croire vivant tant le mouvement et la vie incarnaient ce dernier.
Jack, Jack, quel prénom idiot. Il devait y avoir des millions de Jack mais un seul était assit là et avait commandé un café qui ne venait pas.
Sa mère aurait pu l'appeler Balthazar, Agamemnon ou encore Zeus pourquoi pas. Mais il a fallut qu'elle choisisse un prénom banal et dénué de tout intérêt : Jack.
Mais Jack n'était pas si mal, des Jack célèbres il y en avait eu quelques un. Jack DEMPSEY, Jack NICHOLSON, Jack LONDON et bien d'autres.
Il secoua la tête et héla un serveur. Après une lourde réprimande pour l'absence de café, il se sentit un peu mieux. Certes l'employé du café n'avait peut être pas mérité d'être ainsi houspiller mais bon, il l'aurait vite oublié et cela avait eu le mérite de calmer Jack.
Ce que Jack ignorait est que le serveur se plaindrait de cette altercation auprès de sa petite amie. Cette même petite amie qui lasse de supporter les brèves de comptoir de son amant, le quitterait le soir même. Ce dernier se suicidera au bout d'une semaine.
En attendant il amena le café à Jack qui le but d'un trait. Décidemment il préférait l'expresso de Naples à n'importe quel autre du globe.
Il remplit encore quatre pages vierges de griffonnages avant de se lever, payer et partir en direction du métro. Il rejoint son studio dans le Queens et s'effondra sur son lit avant de plonger dans un sommeil qui l'amena au milieu de la nuit.
A vrai dire, Jack n'avait jamais eu une vie réglée et se fiait uniquement à ses besoins biologiques. Il avait sommeil, il dormait, il avait faim, il mangeait, il avait envie de sexe, tout dépendait de son portefeuille.
Ce même portefeuille dont la contenance dépendait des griffonnages de Jack. Il vendait ses dessins aux plus offrants, généralement des éditeurs de quotidiens plutôt avares.
Il sortit de chez lui et alla au Blue Bird, une boite de Jazz assez glauque ouverte tant qu'il y avait un client. Il commanda un daikiri puis s'installa à sa table habituelle. Petite en bois et dans un coin sombre, elle ne pouvait accueillir guère plus que Jack et ses dossiers. Elle était mal placée vis-à-vis de la scène. On ne voyait pas les artistes mais par contre elle offrait une vue générale de la salle et des clients, ce qui était le principal attrait pour Jack.
Il aimait contempler les gens, leurs différences, leurs habitudes. Un couple infidèle, un habitué drogué, un flic homo, le Blue Bird ramassait toutes les âmes qui trainaient à cette heure tardive.
Pendant des heures, il dessinait ces drôles de personnages qui venaient tapisser les murs de son studio. Ce soir là, il s'attarda sur des clients un peu loufoque. Sortis tout droit d'une convention Star War, ils étaient déguisés en Luke Skywalker, en Wookies, garde impérial, Han solo sans oublier un Dark Vador et deux Jawas. Il regretta l'absence d'un Ben Kenobi ou d'une Princesse Leia.
Mais à voir Dark Vador éméché culbuter les tables pour sortir du bar fit largement sourire Jack. Il dessina tour à tour chaque individu pour finir par le couple de jawas encapuchonnés. L'alcool associé à la douce de voix de la chanteuse l'assomma et la tête contre le bois rapeux de la table, il somnola.

".. ombre Terre.." fit le premier jawa.
" …cercle d'Or.." balbutia le second.

Jack ouvrit un œil, à moitié dans le coltard. Il constata que la table ambassade de Tattoïne était déserte. Cherchant l'origine des voix, il dodelina la tête pour tomber sur un de ses dessins. Ce dernier représentait les deux jawas face à face. Jack se dit qu'il avait raté la capuche du second quant cette dernière se mit à bouger.
Il se frotta les yeux et refixa à nouveau le dessin. Après plusieurs secondes inertes, la main du premier, il pouvait le jurer, fit un large mouvement pour prendre on ne sait quoi en dehors du dessin.
Jack sous l'effet de la stupeur tomba en arrière poussant un hurlement. Le peu de clients restant se tournèrent vers lui, s'interrogèrent un moment puis revinrent à la scène où la chanteuse entamait une version Jazzy de "dont worry, be happy".
Jack ramassa table, chaises et dessins. Il saisit le fautif et l'examina sous la lumière de la lampe de chevet fixée au mur. Rien, aucun mouvement. Il transpirait à grosses gouttes tant sa frayeur fut spontanée.
Le patron qui le connaissait bien vint s'inquiéter de son état et lui conseilla de prendre l'air ce que Jack fit bien volontiers. Il savait très bien que son 'ami' était plus inquiet pour sa clientèle que pour lui mais l'idée était pleine de bon sens.
Il erra, les papiers à la main, dans la fraicheur du matin.

Ce fut le premier incident.

Rien d'autre ne se produisit pendant les semaines suivantes. Et ce n'est pas faute d'avoir mit sous cadre le dessin coupable et de l'étudier chaque jour. Mais la vie suit son cour et l'homme a tendance à oublier bien vite certains détails. Le cadre se couvrit de poussière et laissa la place à un dessin d'une magnifique italienne que Jack rencontra au musée d'art moderne. Ils sortirent ensemble quelques mois avant qu'elle ne se décide à repartir au pays.
Jack fit un trait sur cette relation comme s'il gommait une courbe ratée.

"Vous avez trois mois de retard !" hurla la propriétaire de Jack. Elle habitait le rez de chaussée, ce qui était fort pratique pour espionner les allers et venues de ses locataires. Elle ne devait pas être vilaine en vérité mais son manque d'hygiène et ses fautes de goût ne faisaient qu'amplifier son mauvais caractère la rendant exécrable. Jack soupira, répondit un "demain c'est promit" et s'en fut.
Ses dessins se vendaient mal en ce moment. Il l'entendit grommeler le temps de monter les escaliers et en ouvrant la porte de son capharnaüm il se dit qu'il était peut être temps de bouger.
Il rassembla ses meilleurs carnets et abandonna les autres à la mégère en guise de loyer. Lorsqu'il tomba sur le cadre, il se souvient combien il avait été stupide et le rangea dans son sac. Ce n'est pas le dessin qui l'intéressait le plus mais bien la valeur, bien pauvre, du cadre.
Il fila en catimini aux aurores laissant ses clefs sur le perron de l'appartement du rez de chaussée. Pas de notes, pas de billets, juste les clefs.
Qu'elle aille en enfer songea Jack.
Il marcha jusqu'à la gare et une fois au guichet, le préposé lui demanda sa destination.
Jack fouilla ses poches et en sortit quelques dollars.

"Aussi loin que cette somme le permet."

Habitué à tous les extravagances, l'homme ne s'étonna pas de la curieuse demande et tapota son ordinateur quelques minutes. Il saisit les pièces et l'unique billet vert et tendit en échange un billet et la monnaie.

"Je ne vous ais pas compté de retour." fit-il.

Jack prit le billet, sa monnaie et s'en retourna sans dire au revoir ou merci.
Il se dirigea vers les quais et repéra son train. Train n°7854K. Pas encore à quai, départ prévu dans deux heures. Il ne regarda même pas la destination, il s'en fichait.
Il s'accorda un sandwich avec la monnaie épuisant ainsi ses dernières économies. Il représenta la gare sur une large feuille pliée en quatre. En deux heures, il avait réussi un beau panorama que le directeur n'aurait pas manqué de lui acheter, s'il l'avait vu.
Le train était miteux comme tous ceux des lignes secondaires. Jack se moqua du numéro de wagon, vue le peu d'usager, la place ne manquerait pas.
Il s'assit et posa ses pieds sur la banquette de face. Quelques minutes après, le train s'ébranla et partit. Le wagon était désert et ce n'est qu'après la sortie de la ville que deux femmes, curieusement vêtues entrèrent.

"Je croyais qu'il devait être vide." Chuchota la première. Jack ne se vexa pas, après tout, aussi fine soit son ouïe, il compatit avec la femme car il aurait lui aussi préféré rester seul.

"Nobody is perfect" répondit la seconde avec un curieux accent.

"Tu perds la main Fi." reprit la première qui s'assit laissant sa longue robe de velours turquoise occupée toute la banquette. L'autre s'installa en face. Sa robe plus étroite était d'un vert émeraude et laissait entrevoir un large décolleté.

"Je ne souhaitais simplement pas qu'on nous trace.", puis elles continuèrent à discuter mais Jack ne pu suivre cette étrange conversation qui se déroulait alors dans une langue qui lui était inconnue.

Le voyage était long et monotone. Les paysages de prairie succédaient aux champs cultivés. Parfois une forêt brisait le rythme de l'horizon. Jack s'endormi non sans avoir dessiné les deux femmes dans le coin d'une page.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, le train était stoppé et le wagon à nouveau vide. Après avoir conclu que ce devait être le terminus, il sortit. Il s'étonna du franc soleil qui s'exposait dans un ciel azur. Combien de temps avait-il dormi ? Il regarda autour de lui, luxe et propreté, palmiers et gens chics. Son regard tomba sur le panneau : Los Angeles. LA ?
Comment diable un train de banlieue avait-il pu l'amener à LA ? Et en si peu de temps ?
Il vit un homme jeter un journal dans une poubelle. Il le récupéra et lit la date : le 14 juin. Le lendemain de son départ. Impossible. Et pourtant, il était bien sur la côte Ouest.
Dubitatif, il sortit de la gare et erra un moment dans les rues de LA. Son étonnement fut de courte durée car un agent de police l'interpela et l'emmena au poste. On aimait pas les clochards à LA.

Ce fut le second incident.