In Vinna Veritas (Darla, Sance)

Traversant l'atout, Darla rejoint Sance dans sa maison de convalescence.

Aussitôt passée auprès de toi, j'enlève ma main de la tienne et je regarde la maison où nous nous étions déjà rendus, en d'autres circonstances.

- Pourquoi n'es-tu pas resté là-bas ? Je veux dire... à la Cours ? Ils devaient avoir de meilleurs médecins qu'ici.

Je regarde l'état des meubles, la poussière. Le temps a passé ici aussi, comme dans nos cœurs. Personne ne semble occuper la maison, c'est déjà ça. Il me faudra voir si l'eau est toujours potable, et la vieille voisine toujours vivante. Je regarde tout, pense à tout, sauf Sance, sauf à Sance.

Se retrouver en sa présence après tant de temps est à la fois une ivresse et une souffrance.

Pour la première fois, je fiche mon regard dans celui de mon interlocuteur.

- C'est normal. Je ne suis pas du genre à laisser un ... être cher en danger. Ou je ne serai plus Darla.

Puis je regarde par la fenêtre, essayant d'y trouver quelques indices sur le nombre d'années qui sont passées ici depuis notre dernier passage.

- Cela dit, pour revenir à tes moutons, il me semble que s'ils ont soudoyé un garde, c'est qu'ils ne veulent pas t'attaquer de front, qu'ils ne veulent pas se dévoiler. Il ne s'agit donc pas d'un coup de l'autorité officielle de ta cours. En ce cas, tu peux peut-être jouer sur ça. Je ne sais pas quel rôle tu avais là-bas mais ce n'est pas en fuyant - je dis le mot avec un peu de dédain, car c'est bien d'une fuite qu'il s'agit ici, selon moi - que tu le garderas. Tu dois retourner là-bas. Montrer que tu n'as pas peur, et que tu as confiance en l'autorité officielle pour ne pas te la mettre à dos, et montrer à tes ennemis que tu es fort et que tu ne les crains pas. Au pire ils abandonneront, au mieux ils reviendront à la charge, et peut-être se dévoileront par imprudence.

Je me retourne enfin.

- Et puisque ton garde du corps n'était pas fiable, tu t'es juste permis d'en repêcher une ancienne qui avait fait ses preuves. Rien de plus naturel.

Mon visage se teinte d'une lueur farouche.

- Et crois-moi qu'ils comprendront vite qu'on ne peut pas ma soudoyer, moi.

Un éclair aussi froid que la glace traverse mon regard - une glace lointaine et haute, dans les cimes transperçant les nuages.

- Douterais-tu de moi ?

Pour la première fois je regarde vraiment Sance. Mon regard sur lui a changé, je m'en rends compte. Je ne le vois plus comme avant, avec ce regard mêlé d'admiration que peut avoir une adolescente pour un homme plus mûr. Je vois son corps sans défense, ses traits abîmés par la fatigue et la souffrance, et je me rends compte à quel point il est fragile. A quel point, si je le voulais, je pourrai lui faire payer mes souffrances passées à coups de poings, à coups de haine. J'y pense, mais je n'en ai pas la moindre envie. Et je sais très bien que si je m'en approchais trop près c'est à une autre pulsion que je pourrais céder. Me rappeler son baiser, ses mains sur moi me font trembler encore, malgré le temps passé et la rancune accumulée.

C'est ainsi. Il semblerait que je sois d'un naturel fidèle, comme les chiens qui, battus par leurs maitres, leur gardent une loyauté sans faille.

Que je déteste Sance !

- Tu as tort, dis-je d'un ton haineux que rien ne semble justifier.

La dernière phrase sonne comme une gifle. Une de ces gifles violentes qui vous laisse une impression de brûlure sur la joue et qui vous fait voir trouble quelques instants.

A ce stade, la réflexion est impossible, et les mots sortent enfin, dégagés de toute enclave, enfouis profondément en moi-même, révélant des choses dont moi-même n'avais pas conscience : la raison de cette colère :

- Pourquoi, aussi, être resté absent si longtemps ? Même pas un signe, le moindre appel. J'ai attendu parce que tu m'avais dit d'attendre... J'ai attendu si longtemps... en vain. Comme je t'en ai voulu ! Comme je t'en veux ! Tu m'as abandonné, comme tous les autres m'ont un jour abandonnée ! J'avais tant espéré que tu serais mieux, que je pouvais de te faire confiance. Que tu valais mieux que mon père, ma mère, ou Zork. J'avais espéré n'avoir jamais à t'en vouloir. Je te faisais confiance. Mais tu as fait comme les autres : tu es parti. Pour revenir ensuite, comme Zork. Et encore il me fallait faire comme si tout était pardonné.

Je regarde Sance, mes larmes roulent sur mes joues, et c'est la détresse qui se lit sur mon visage.

- Mais j'ai mal, là, dis-je en posant ma main sur mon cœur. Et est-ce que quelqu'un s'en soucie ?

Un peu en funambule, dans un acte totalement opposé à mes paroles - mais la logique a-t-elle sa place ici ? - je me mets à genoux près de Sance et pose ma tête contre son torse pour y pleurer à mon aise, et évacuer toute la colère qui gangrène mon être depuis un an. J'ai besoin de tendresse, là maintenant, une tendresse dont toute mon enfance fut dépourvue et que Sance m'a appris à connaître l'instant fugace d'un adieu.

Je me rappelle le village et le défilement des générations sans rien ne semble changer en profondeur. Peut-être cet homme est-il le fils ou le petit fils de Sophia, et le fait qu'une femme d'apparence si jeune prétende la connaître lui paraitrait-il étrange ? Ce cheval parait être celui de Sophia, mais peut-être est-ce aussi un de ses descendants ? Saurais-je faire la différence entre deux chevaux d'un simple coup d'œil ?

J'interpelle l'homme et, une fois que j'ai capté son attention, je marche vers lui d'un pas rapide. Arrivée près de lui, je dis :

- Pardonnez-moi de vous déranger, mais mon ami est très souffrant, et je cherche de l'aide. Il est blessé...

J'espère qu'il parlera de Sophia, qu'au minimum il saura nous apporter une aide efficace.

Bon. Premièrement, prévenir Sance.
Deuxièmement, aller chez l'herboriste en vol d'oiseau, ce sera plus rapide.
Troisièmement, ramener ce dernier à Sance - mais voudra-t-il quitter sa pratique deux jours complets pour un seul patient ?

Après avoir grommeler un "merci" peu amène et en soufflant comme lui, je retourne sur mes pas parler de tout ça à Sance.

Je me demande s'il ne serait pas plus pertinent, malgré tout, de repartir dans sa Cour. Nous ne savons pas à quelle vitesse le temps passe là-bas, et deux jours ça fait déjà long.

Alors que je suis de nouveau dans le salon, je le regarde dormir, paisible et, m'approchant, j'ai quelques remords à le réveiller.

- Sance, dis-je doucement. Sance...

Sous mes yeux, minuscules et pourtant parfaitement discernables, défilaient les Monts d'Obsidienne, le Cirque d'Émeraude, les steppes de Karsh... J'étais à nouveau cet adolescent maladroit, incertain de son avenir, mais je chevauchais le Lion, et nous volions à présent au-dessus, au-delà du pays des miroirs. Tout autour de nous, les nuages filaient à vive allure, et à l'horizon brillait une lueur intense, si intense que je ne parvenais pas à en discerner la cause. C'était notre but, j'en étais sûr. Je me penchai pour demander au Lion:

- Qu'est-ce que c'est ? Où allons-nous ?

Et le Lion me répondit, non dans le rugissement que j'imaginais, mais avec une voix humaine, incroyablement douce, et féminine:

- Sance. Sance...

La voix de Darla me tire lentement de mon rêve, et je lève enfin les paupières. Darla peut lire sans peine dans mes yeux le bonheur que j'ai à me réveiller en la retrouvant auprès de moi. Je murmure, la gorge sèche:

- Oui ?

Alors que Darla entre dans la pièce, casserole et couverts à la main, je regarde Darla avec tendresse. Je mange en silence, mais avec entrain, le plat pourtant guère appétissant qu'elle a préparé. J'apprécie d'autant plus ce geste que je sais à quel point tout ceci lui est étranger, et que c'est à cause de moi, et pour moi, qu'elle agit de la sorte. Quand enfin nous avons fini, j'annonce:

- Il est temps de t'expliquer pourquoi je me suis retrouvé dans un tel état. Peu de temps après t'avoir quittée en Arden, j'ai été appelé par mon père pour l'aider dans une mission tout à fait... originale, dans cette ombre des Cornouailles. Voilà qui devrait te faire comprendre la complexité du problème.

Je pose sur la table, côte à côte, plusieurs feuilles, formant progressivement un vaste carré recouvert de multiples dessins, tel les vaste mandalas de Samadha illustrant les forces du monde, qui créent, agitent et détruisent les hommes et les dieux. Au centre, côte à côte, un dessin représente un lion d'une part, et un château encadrant une ligne brillante et enchevêtrée d'autre part. Je pose doucement ma main sur l'épaule douce et chaude de Darla, puis, je pointe du doigt mes différents dessins tout en lui transmettant les images mentales que j'associe à chacun:

- La Marelle des Cornouailles, créée par Corwin alors qu'il pensait que la Marelle d'Ambre s'était évanouie à cause des agissements de Brand. On l'a longtemps considérée comme une bizarrerie sans importance. Mais à présent que la Licorne et le Serpent ont à nouveau engagé une lutte à mort, elle pourrait devenir une troisième force essentielle. En particulier si Ambre tombe.

Le Lion, puissance endormie, placée en stase par le Serpent au début des temps, comme les autres Puissances... hormis la Licorne. Mon père est le gardien du Lion, et il m'a chargé de nouer une alliance avec les représentants de la Marelle des Cornouailles pour permettre à nouveau au Lion d'accéder à notre réalité, tout en renforçant les défenses de la Marelle contre des incursions extérieures.

Outre ma propre personne interviennent trois rois et une reine dans ces discussions. Chacun étant évidemment entouré de ses soldats et des courtisans.

J'apparais à droite du Lion, semblable à tous les atouts de ma main, souriant, main tendue. Mais au-dessus et en-dessous de ma figure, Darla peut voir d'une part un homme au sourire avenant, une palette au poing:

- Rinaldo de Kashfa, un royaume du Cercle d'or. Fils de Brand, celui qui a voulu effacer la marelle d'Ambre... et a ainsi poussé Corwin à créer la sienne. Favorable à nos projets... probablement pour renforcer sa propre position dans le quatuor. J'ai trouvé auprès de lui un de nos compagnons de Voyager, Elron, qui est le général dirigeant l'armée d'un deuxième roi...

... d'autre part, un homme à l'aspect féroce, en habit guerrier, portant un bouclier avec un lion éventrant une licorne:

- Dalt des Cornouailles, bâtard d'Obéron, mon grand-père. Un redoutable guerrier qui a juré de faire tomber Ambre. Il souhaite utiliser la puissance du Lion pour faire progresser ses troupes vers la cité de Random.

A gauche de la Marelle, apparaissent une femme à l'oeil bandé, les traits sévères, que je juge avec désapprobation...

- Corail des Cornouailles. Une femme redoutable, possédant des pouvoirs psychiques étendus, et dépositaire du joyau du Jugement. Elle contrôle la Marelle et comprend qu'elle a un rôle important à jouer dans les batailles qui s'annoncent. Elle craint que l'alliance du Lion et de la Marelle lui fasse perdre son contrôle de cette dernière, sans réaliser que sa Marelle est plus fragile qu'elle l'affirme.

... et un homme que Darla ne peut manquer de reconnaître:

- Merlin, ton roi. Accompagné de ceux qui lui sont restés fidèles après la traîtrise du Serpent. Il veut évidemment retrouver son trône. Ami de Rinaldo. L'homme à convaincre, car il est encore indécis. Il craint que toutes les Puissances ne se comportent comme le Serpent, alors que ce dernier a toujours été bien à part parmi elles. Le Lion n'a aucune raison de traiter ses adeptes comme j'ai vu le Serpent agir. Au contraire même, le Lion peut l'aider à retrouver son royaume, s'il est redevable de Merlin. En particulier s'il lui donne accès aux ombres par l'intermédiaire de la Marelle des Cornouailles.

Non loin de Corail se tient une jeune femme à la beauté classique et un peu froide:

- Saïseï, fille de Dalt, visiblement proche de Corail en ce qui concerne sa maîtrise de la Marelle... et sa suspicion à l'égard du Lion, et donc de la mienne. Une femme sûr d'elle et de sa valeur, difficile à convaincre.

Mon ton est égal, mais je sens un léger malaise alors que je parle de Saïseï, sans que je comprenne vraiment son origine. Je continue en montrant auprès de Merlin deux personnages, un homme roux à l'aspect sombre et colérique, et un jeune homme au regard calme et attentif:

- Ici, Balt Vernon, duc du Chaors qui voudrait profiter des évènements actuels pour faire table rase de toutes les puissances, et de leurs adeptes. Un suspect de choix pour l'attaque dont j'ai fait l'objet.

Là, Terny Austan, conseiller de Merlin, très écouté de ton roi. Je voulais le rencontrer lorsqu'on a... interrompu mes projets.

Enfin, au-dessus de l'ensemble, un enfant de dix ans un peu perdu semble hésiter entre les quatre monarques, la Marelle et le Lion, se demandant de quoi l'avenir sera fait:

- Archibald, reconnu comme héritier légitime par Rinaldo, Dalt, Merlin et Corail, et élevé en cachette de la cour des Cornouailles. On a tenté de l'assassiner quelques heures avant moi. Je ne sais s'il a survécu, s'il est toujours là-bas... Mais il peut constituer une autre manière de gagner la confiance de Corail.

Ma main est toujours posée sur l'épaule de Darla lorsque je conclus:

- Pour affronter tout cela, mon Père m'a retenu de longs mois auprès de lui, afin d'apprendre des arts de l'esprit capables de m'aider dans ma mission. Mais tous les sortilèges du monde ne m'auraient guère servi face à au couteau de ce garde à l'esprit perturbé... Je soupire. Et dire que par mon silence, j'ai failli te perdre...

Dans mes yeux passe un instant l'inquiétude suscitée par nos dernières discussions, mais bien vite, je souris et constate:

- Mais j'ai été bien rapide, et je ne suis même pas sûr moi-même de tout avoir compris pendant le peu de temps que j'ai passé aux Cornouailles. As-tu des questions ?